A propos des Disciples à Saïs
"Il est peu d'œuvres plus
mystérieuses, plus sereines et plus belles. On dirait qu'il a gravi je ne
sais quelle montagne intérieure que lui seul a connue; et que du haut de
ces cimes silencieuses il a vu à ses pieds la nature, les systèmes, les
hypothèses et les pensées des hommes. Il ne résume pas, il purifie; il ne
juge pas, il domine sans rien dire. En ces grands dialogues profonds et
solennels, entremêlés d'allusions symboliques qui vont parfois bien
au-delà de la pensée possible, il a fixé le souvenir de l'un des instants
les plus lucides de l'âme humaine. Il suffit que le lecteur soit averti
qu'il s'agit ici d'un de ces livres rares, où chacun, selon ses mérites,
trouve sa récompense."
"Mais laissons maintenant les
fragments de cette œuvre mystérieuse [ Les disciples à Saïs
] que
la nuit semble ronger des deux côtés, pour arriver à d'autres fragments
plus mutilés encore, car toute l'œuvre de ce poète malheureux est un
monument idéal dont la fatalité a fait des ruines merveilleuses avant
qu'il fût construit. On a dit de Novalis, à propos de ces Fragments, qu'il
était un Pascal allemand, et le mot, à certains égards, peut paraître
assez juste. Certes, il n'a pas la force claire et profonde, la puissance
ramassée et les bonds prodigieux du grand fauve des Pensées; c'est un
Pascal un peu somnambule et qui n'entre que très rarement dans la région
des certitudes où se complaît son frère. Mais il y a bien des choses qui
sont aussi belles que les certitudes. Pascal n'avait pas connu Boehme,
Lavater, Eckartshausen, Zinzendorf, Yung Stilling; et le grand Boehme,
notamment, ne lâche plus jamais les proies heureuses qu'il a saisies.
Novalis règne au pays des hypothèses et des incertitudes, et la puissance
de l'homme devient bien hésitante en ces contrées. Il n'a pas de but comme
Pascal; il tourne en cercle, les yeux bandés, dans le désert; mais il faut
reconnaître que son cercle est immense. Il voulait faire une sorte
d'œuvre encyclopédique "où les expériences et les idées nées des sciences
les plus diverses se seraient mutuellement éclairées, soutenues et
vérifiées", nous dit-il. Il n'eût, probablement, jamais pu achever cette
œuvre, mais les ruines éparses en sont belles et étranges."
Introduction aux Fragments, José Corti, 1992
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