PETER LEVI

Un témoignage sur Bruce Chatwin

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Le Jardin de lumière du Roi Ange, Voyage avec Bruce Chatwin en Afghanistan

Bruce Chatwin était, sous bien des rapports, le compagnon idéal: il était incroyablement divertissant et aurait pu en remontrer à Ulysse soi-même en matière de mensonges, mais il était en même temps parfaitement sérieux. Je le connaissais depuis des années, d'abord en tant que vendeur ou expert de la firme Sotheby's, puis, lorsqu'il eut renoncé à cette activité, en tant qu'élève de mon ami révéré, Stuart Piggot, à Édimbourg. Bruce avait quitté Sotheby's parce que ce métier le rendait fou et qu'il souffrait de crises de cécité d'origine hystérique : de toute façon, les histoires d'argent l'assommaient. Il renonça ensuite à l'archéologie parce que les cours à l'université d'Édimbourg étaient obligatoires et que les étudiants puaient. En plus de quoi, il ne supportait pas d'entendre dire qu'il n'y a pas d'art, ni d'œuvres d'art, uniquement des objets et des artefacts. Il songeait désormais à écrire, sous forme de livre, une vaste thèse sur les nomades et le besoin de vagabonder. Il finit d'ailleurs par mener ce projet à bout, après quoi, sous l'influence quasi magique d'une fille à qui les notes de bas de page déplaisaient, il jeta son œuvre au feu et la reprit depuis le début. La route qui devait le conduire au métier d'écrivain fut longue et ce ne fut que dans Songlines qu'il se servit enfin des notes qui avaient été jadis à la base de son étude sur les nomades.

Quoi qu'il en fût, son histoire du clochard qu'il avait rencontré dans Jermyn Street était alors récente et il voulait retourner en Afghanistan, où il était déjà allé deux fois, afin « de voir les nomades aller et venir », comme il avait coutume de dire, citant Robert Burton; j'eus la bonne idée de lui parler de ce voyage un jour, à l'Ashmolean Museum, dont nous fréquentions tous les deux la salle de lecture, et je fus à la fois surpris et enchanté de l'entendre accepter. Par l'entremise d'un ami au Foreign Office, je parvins à nous procurer des visas diplomatiques, lesquels devaient s'avérer cruciaux, et dès la fin de l'année universitaire, j'étais prêt à me mettre en route. Je n'étais pas le moins du monde inquiet à l'idée de voyager en compagnie de Bruce. J'avais fait sa connaissance par l'intermédiaire de Tony Mitchell, dont il était l'ami, lors d'une expédition à Blockley, où nous étions allés admirer la collection d'antiquités de ce redoutable excentrique qu'était le commandant Spencer-Churchill, cousin germain de Winston, qui avait acheté le collier d'une reine égyptienne au consul d'Allemagne à Louxor en 1905, pour la somme de cinq livres, et n'avait plus cessé, dès lors, d'agrandir sa collection. Nous nous étions rendus à Blockley à bord de deux automobiles, dont une était un vieux modèle de course à essieu rigide, qui finit dans un arbre, en équilibre instable au-dessus d'une dénivellation de trois mètres.

   Il y avait aussi des inconvénients: Bruce était marié, mais je ne connaissais pas Elizabeth, et l'idée ne m'était pas venue qu'il était homosexuel, ni que, de toute façon, cela ne me regardait absolument pas.  J'étais alors jésuite et prêtre, mais l'idée ne me vint pas non plus que je ne serais pas en mesure de célébrer la messe en Afghanistan. Il s'avéra que Bruce était un hypocondriaque ayant une certaine expérience des maladies et de leurs traitements, ce dont je n'eus qu'à me louer Il réservait ses exagérations aux sujets romantiques où la vérité n'aurait de toute façon servi à rien. Lorsqu'il me demanda, un jour, si j'avais vu les excréments d'un animal sur un sentier au milieu des bois et m'avertit du fait que sa femme les avait étudiés avec beaucoup d'inquiétude et qu'elle avait toujours raison dans ce domaine, nous découvrîmes ensuite qu'il s'agissait d'un léopard des neiges.  C'était un sujet pratique et non romantique. Il fut un invité charmant envers Chris Rundle, dont nous fîmes la connaissance à l'ambassade de Kaboul et qui nous hébergea par pure bonté d'âme, parce qu'il m'avait vu servir de traducteur à Yevtouchenko à Oxford. Chris devint un ami et le compagnon de notre plus beau voyage, car c'était l'homme le plus modeste et le plus fiable qui fût, et sa demeure dans le parc de l'ambassade fut pour nous un refuge aussi heureux que put l'être l'île de Corfou pour Ulysse.  C'était l'un des derniers Secrétaires orientaux encore en existence, connaissant aussi bien le persan que le russe, détaché par le département des recherches du Foreign Office, où son travail consistait à lire les journaux. Quelques années plus tard, il trouva une épouse en Afghanistan et la ramena avec lui en Angleterre.

Introduction au Jardin de lumière du Roi Ange, Anatolia/Editions du Rocher, 2002