JOURNAL INTIME APRÈS LA MORT DE SOPHIE

 

Avec le Journal intime de Novalis nous sommes en possession d’un document exceptionnel qui permet de suivre jour après jour, exactement du 31ème jour après la mort de Sophie (18 avril 1797) au 110ème (6 juillet), les étapes du cheminement qui le conduiront à l'orient de son âme. 

Sophie von Kühn

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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"Le journal intime qu'il [Novalis] tient après la mort de Sophie n'est pas à proprement parler une oeuvre littéraire : il s'agit plutôt de la trace fragile d'une ascèse, du désir de faire passer la façon de vivre avant l'écriture elle-même, une écriture qui serait moins un style qu'un exercice terrible et évident.

S'il n'est pas un livre, au même titre que les textes qu'un poète choisit de publier, le Journal est aussi le contraire d'un document sur la mélancolie : il témoigne du radicalisme avec lequel le romantisme allemand tenta non pas de "changer la vie" mais notre lecture de la vie et notre rapport intime aux choses.

Jour après jour, le 31e, le 89e, le 110e, Novalis fait cette tentative de ne plus vivre qu'en fonction d'un "devoir mourir" : "Si j'ai vécu jusqu'ici dans le présent, et dans l'espoir du bonheur terrestre, il me faut désormais vivre entièrement dans l'avenir véritable;"

Pierre Péju

 

Grüningen

17-18 mai

   (...) Je dois seulement vivre toujours plus à son intention - je ne suis que pour elle - ni pour moi-même, ni pour personne d'autre. Elle est le sommet - l'unique. Le suprême. Que ne puis-je être à tout moment digne d'elle! - Ma tâche capitale, mon haut devoir devrait être de tout rapporter, de tout ramener à "son" idée seule.

19 mai

   (...) Sur la tombe assez méditatif - mais inerte la plupart du temps, insensible. Voici quelques jours déjà que ces souvenirs me tourmentent anxieusement de nouveau. - Il y a des moments où je me sens inexprimablement seul - avec une si affreuse détresse de ce qui m'est arrivé.

    L'idée m'est venue, quand j'étais à la tombe, que par ma mort je fournirais l'humanité de cette fidélité jusque dans la mort - que je lui rendrais possible en quelque sorte un pareil amour.

Tennstedt

22 mai

(...) A mesure que la douleur sensible cède et s'atténue, le deuil spirituel grandit et l'affliction spirituelle s'accroît en moi, une sorte de désespoir paisible s'élève toujours plus haut. Le monde me devient toujours plus étranger. Les choses autour de moi, toujours plus indifférentes. Et à mesure, tout se fait maintenant plus clair en moi et dans ce qui m'entoure...

26 mai

(...) Pensé à S. avec zèle - et surtout, il m'est devenu évident avec une grande vivacité que les plus belles perspectives scientifiques ou autres ne doivent pas me retenir sur terre. Ma mort sera la preuve de mon sentiment pour ce qu'il y a de plus haut, un authentique acte de sacrifice - pas une fuite - pas un remède de détresse. Je me suis également aperçu que c'est manifestement ma destinée - que je ne dois ici-bas rien atteindre - qu'il me faut me séparer de tout à la fleur de l'âge. (...)

Wiederstedt

6 juin

Il ne veut plus aimer, celui qui fuit la douleur. Celui qui aime doit éternellement sentir l'absence vide, tenir ouverte la blessure toujours. Dieu la maintienne en moi toujours cette souffrance indiciblement aimée! Qu'Il me garde cette mélancolie du souvenir, cette ardeur courageuse et impatiente du revoir, la détermination virile et la foi solide comme roc. Sans ma Sophie je ne suis rien, avec elle, tout.

9 juin

(...) J'ai aujourd'hui trouvé le bien seul et unique : c'est l'idée de la solitude indicible qui m'entoure depuis la mort de S. ; - avec elle le monde entier est mort pour moi. Je n'ai plus désormais rien à faire ici.

11 juin

Je veux mourir joyeux comme un jeune poète.

14 juin

Qui l'exclut, m'exclut aussi. Notre "engagement" n'était pas pour ce monde-ci

Weissenfels

16-29 juin

(...) Exerce-toi incessamment à l'activité consciente - aie perpétuellement devant les yeux la chère petite Sophie - n'oublie pas combien c'est court, trois mois - ne prends pas trop sur toi - sois modéré et ne t'abandonne pas à ton penchant de moquerie et d'enjouement. - Ce ne sont maintenant plus des choses qui te conviennent justement - sinon, du moins, avec une extrême mesure.

Le Christ et SOPHIE