Avec l'aimable autorisation de l'auteur

 

Retrouvez toutes les rubriques de Lionel Bedin : Un Livre dans le sac à dos - L'annuaire de la littérature de voyage et des écrivains voyageurs

*

Retour à Sélection de sites - Sommaire

 

 Bruce CHATWIN

Le Chant des pistes

Bruce ChatwinLe mythe de la Création : c’est en chantant le nom de toutes choses (animaux, plantes, rochers, lieux) que des êtres légendaires ont fait venir le monde à l’existence. C’était le Temps du Rêve. Ces chants, ce réseau de repères, ce labyrinthe où s’inscrit leur histoire, encore parfaitement connus aujourd’hui des aborigènes, sont devenus un peu comme une religion, un rituel. Marcher dans les pas de ses ancêtres sans changer un mot ni une note c’est assuré le maintien de la Création. D’où les problèmes quand un projet de ligne de chemin de fer doit traverser un de ces lieux chantés…
Chatwin se rend en Australie dans les années 80 afin d’étudier ces croyances. Voyage pittoresque, au cours duquel il fera la connaissance de personnages un peu décalés, ce qui est logique au vu de la problématique rencontrée, et un peu truands, comme partout ailleurs. Ainsi, les aborigènes sont incités à peindre leurs chants, à illustrer ce Temps du Rêve. Source d’un commerce pas toujours très clair entre l’artiste et l’acheteur.
L’auteur apprendra aussi à comprendre. «Les Blancs changent sans arrêt le monde pour l’adapter à la vision fluctuante qu’ils ont de l’avenir. Les aborigènes mobilisent toute leur énergie mentale pour laisser le monde dans l’état où il était. En quoi cette conception est-elle inférieure ?» Compréhension et lucidité : «les aborigènes, avec leur terrifiante immobilité, tenaient, d’une façon ou d’une autre, l’Australie à la gorge. Il se dégageait une formidable impression de puissance chez ces gens apparemment passifs qui restaient assis, observaient, attendaient et manipulaient la culpabilité de l’homme blanc.»
Les songlines des aborigènes ne sont peut-être pas si originaux ni isolés. En effet, que dire des menhirs et tumulus disposés en lignes en Grande Bretagne ; des lignes du dragon de la géomancie chinoise ; des pierres qui chantent des Lapons ; des lignes de Nazca, dans le désert du Pérou central. «J’avais le sentiment que les itinéraires chantés ne se limitaient pas à l’Australie, mais constituaient un phénomène universel, le moyen par lequel les hommes marquaient leur territoire.»
Comme toujours avec Chatwin le récit est très vivant. Au lieu de nous expliquer, de nous raconter, il reproduit beaucoup de dialogues. On a alors l’impression d’assister à la conversation, comme si nous étions dans un bar ou dans un train avec les protagonistes, écoutant et découvrant en même temps que les autres.

Une autre curiosité de cet ouvrage : brusquement l’auteur semble quitter son récit pour nous inciter à une réflexion sur le nomadisme. En fait on n’est pas si loin du sujet. Les aborigènes ont été des nomades. Les pistes existent partout dans le monde. La théorie que Chatwin cherche à conforter et à défendre : l’homme serait né nomade, et il en reste encore quelque chose aujourd’hui. Tout le monde s’est posé cette question (comme Pascal) : pourquoi l’homme ne peut-il tenir en place ? Parce que, selon l’auteur, «la sélection naturelle nous a conçus tout entiers pour une existence coupée de voyages saisonniers à pied dans des terrains épineux écrasés de soleil ou dans le désert.» Je vous laisse lire les réflexions et les extraits de divers journaux de voyages que Chatwin insère un peu partout dans ce récit australien, de nature à expliquer sa position.

 Peter FLEMING

Courrier de Tartarie

Peter FlemingC’est en 1935 que deux voyageurs (Ella Maillart et Peter Fleming) décident de tenter une traversée risquée dans des territoires peu connus : de Pékin, en Chine, au Cachemire, en Inde, à travers les déserts de l’Asie centrale. L’essentiel du récit se situe en Tartarie, qui désigne principalement le Turkestan chinois, ou Sinkiang (ou Xinjian). Principaux lieux traversés (en sept mois et six jours, 5600 kilomètres) : le Koko Nor (le lac du Démon), Cherchen, Khotan, les abords du Takla Makan, Yarkand, Kashgar, où «dormir dans un lit était devenu une coutume excentrique et distrayante», Gilgit, le Karakoram.

Pour l’éditeur, Peter Fleming aurait «inventé le récit d’aventures distancié, où la stricte information et l’humour composent un cocktail parmi les plus toniques.» Et c’est vrai que l’on ne s’ennuie pas une seconde à la lecture de ce récit. Un voyage qui, sans passeports et dans des régions que la guerre civile dévastait, aurait pu ne pas avoir lieu. «Aucun de nous n’estimait nos chances d’aboutir à une sur vingt.» Et c’est pourquoi, tout au long du périple, nos deux voyageurs seront toujours entre deux chaises : les retards, ou autres tracasseries administratives, «une végétation susceptible de prospérer avec rapidité sur le sol de l’Asie», les «chances d’échec», n’empêchent pas «l’allégresse débordante», et le «hasard heureux» la «probabilité d’un succès». La philosophie de base : «Arrivons d’abord et voyons ensuite». La croyance qui forge tout : «J’ai la conviction superstitieuse que toute tentative invraisemblable, à condition d’être entreprise avec un minimum de sens commun et sur une échelle modeste, possède une sorte de droit divin à un hasard heureux répété à une cadence régulière.»
La caravane avance, «longue et circonspecte, avalant la distance comme une chenille mange une feuille.» Les étapes s’enchaînent. Courtes ou infiniment longues. Calmes ou tempétueuses. «La nuit tombait. Au dehors, le pays de fer se glaçait en silence sous la lune (…) Un loup hurlait. Une étoile tombait du ciel immense. Le campement dormait.» Manger, boire, dormir, et avancer. Telles étaient les leitmotiv, pour les hommes comme pour les bêtes. Il suffit de mettre un pied devant l’autre, dans un monde qui «à l’exception de la terre et de la mer, n’offre aucun contraste plus frappant que le désert et l’oasis.»

Considéré à juste titre comme un classique, Courrier de Tartarie est, selon l’auteur, «une randonnée couronnée d’un succès immérité». Tant mieux, ça nous fait de la lecture, et de la grande. Il ne reste plus qu’à lire également Oasis interdites, d’Ella MAILLART (Kini, dans le récit de Fleming), autre version du même voyage.

 Ella MAILLART

La Voie cruelle

Ella MaillartSous titré : Deux femmes, une Ford vers l’Afghanistan. En 1939 Ella Maillart entreprend ce voyage avec un double but : «aider mon amie et arriver à Kaboul.» L’amie c’est Christina, qui souffre d’un mauvais mal de vivre, qui a choisi «la voie compliquée, la voie cruelle de l’enfer» à une manière de vivre plus «facile». Et dit autrement, ce double but est «d’acquérir la maîtrise de moi-même et de sauver ma compagne d’elle-même». Et à la question : pourquoi voyagez-vous ? elle répond : «pour trouver ceux qui savent encore vivre en paix.» Petit rappel : nous sommes en 1939. Le mode est agité. La guerre est attendue.
Elles partent, donc. Mais pas seulement pour partir, ni pour seulement voyager. «Je sais, d’expérience, que courir le monde ne sert qu’à tuer le temps. On revient aussi insatisfait qu’on est parti. Il faut faire quelque chose de plus.» Ce plus ce sera le coté scientifique, ethnographique, des recherches sur ces sociétés traditionnelles qui «s’affaiblissent au point de s’écrouler devant notre matérialisme qui n’a pas de quoi les remplacer.» Ce plus ce sera aussi la recherche de soi : «Nous étions toutes deux des voyageuses : elle, voulant avec chaque départ oublier sa dernière crise émotionnelle (et ne voyant pas qu’elle souhaitait déjà la suivante) ; moi, cherchant toujours au loin le secret d’une vie harmonieuse.»
Ce livre raconte le boulot de deux écrivains et de leurs états d’âme, sur un ton parfois sérieux -«nous aussi nous étions en train de gagner notre vie en nous relayant au volant jour après jour… »-, mais plus souvent plein d’humour, par exemple quand elles se retrouvent seules sur la route au milieu de chars à bœufs et autres véhicules à allure d’escargot. Ce que Maillart appelle «l’ambiance âgée de la région». Ou bien, alors qu’elles sont une fois de plus invitées à entrer dans un énième poste de gendarmerie : «C’était justement l’une de ces très vieille maison en bois que j’étais curieuse de visiter !»
Deux écrivains qui voyagent en auto (avec des pannes, des frayeurs aux bords des précipices, des paysages somptueux ou inhospitaliers) font, en ces lieux et à cette époque, des rencontres étranges, inattendues, et parfois pas évidentes, dans des pays où les hommes «n’ont vu jusqu’ici que les visages de quatre khanoums : leur mère, leur sœur, leur femme et leurs filles.»
Mais si les afghans n’avaient pas les mêmes mœurs que les occidentaux, ils commençaient pourtant, aux aussi, à être embarqués par le progrès. Ce que déplore Ella Maillart. «La question pourrait se résumer ainsi : les avantages que procurent l’hôpital, l’école, le journal ou la radio compensent-ils, aux yeux de l’ouvrier afghan, la perte de ce sourire facile qui accompagnait sa vie dure mais bien équilibrée de paysan ?» Ou, dit autrement : «Je me demande même s’il est possible qu’un montagnard aux idées confuses désire échanger son ciel libre contre la vie de fabrique avec une chambre pouilleuse à Kaboul, afin de rire à des films dégradants tournés dans des décors de carton ; afin de se faire raser chaque jour en apprenant les racontars de la ville ; afin de pouvoir remplir les oreilles de ses voisins de nouvelles journalistiques mal digérées.»
Ce livre est un modèle du genre, et est justement considéré comme un classique de la littérature de voyage. Si vous ne devez lire que cinq livres de voyage, il faut mettre celui-ci dans votre sac à dos.
Un proverbe afghan pour terminer cette note de lecture : «La nuit est destinée au sommeil, le jour au repos et l’âne au travail.»

Annemarie SCHWARZENBACH

La mort en Perse

 

Annemarie Schwarzenbach"L'auteur est archéologue et une reporter-photographe. Elle doit aussi sa célébrité au fait qu'Ella Maillart en fit un personnage poignant de La Voie cruelle. Mais ce que Annemarie S nous raconte ici est encore plus terrible que ce qu'elle vécut lors de son séjour en Afghanistan.

Plus encore que de la mort, dont il est pourtant beaucoup question, il s'agit ici de la peur. Ce mot revient très souvent dans le texte. Une peur difficile à raconter, à expliquer, à décrire, mais qui semble remplir toute l'existence. Est-ce la peur de l'avenir? « L'avenir est mort, sans le moindre souffle d'air, sans couleur;il n'y fait ni sombre ni clair, et pour y parvenir il faut suivre un long chemin que je ne peux plus prendre.» Est-ce la peur de la liberté? « La liberté n'est valable que tant que l'on a la force d'en faire usage.» Ou bien : « Ne sais tu pas, toi qui est un ange, ce qu'il en est de la liberté des hommes que nous sommes? Qui m'a amenée ici? Pourquoi ai-je dû suivre tant de chemins, et m'égarer toujours davantage? D'abord, cela s'appelait l'aventure, puis ce fut le mal du pays, puis j'ai commencé à avoir peur...» Est-ce le danger? « Le danger a différents noms. Parfois il s'appelle simplement le mal du pays, parfois c'est le vent sec des montagnes qui porte sur les nerfs, parfois l'alcool, parfois des poisons bien pires? Parfois il n'existe pas de nom, et c'est alors que l'on est en proie à l'indicible peur.» Est-ce la peur de la solitude, du vide, du désespoir, de la vie?

Dans la deuxième partie de ce livre, au titre prémonitoire: une tentative d'amour, on assiste au dialogue de l'auteur et de l'Ange. Un ange qui ne pourra rien face au bonheur, à l'amour, à la mort, enfin, de Yalé, l'amie, l'amante.

Dans la première partie on voyage un peu. Mais de la Perse on ne reconnaîtra que quelques images. Téhéran et une villa avec piscine, une vallée désertique paradoxalement appelée la Vallée Heureuse, une montée de col à dos de mulet, la vallée du Lahr et le Demavend. D'ailleurs, faut-il décrire ce qui est immuable et que chacun peut voir. « La plaine de la Perse n'a pas changé depuis et elle ne changera sans doute jamais. Elle est toujours bordée de montagnes qui ressemblent à des navires échoués et dont on croit se rapprocher...» Ce n'est donc pas vraiment un récit de voyage que l'on a entre les mains. Mais bien un récit de voyage intérieur. Un journal non intime de souvenirs, de sentiments et de sensations. Une écriture en forme de quête, de recherche de soi."

 

Nicolas BOUVIER

L’Usage du monde

                            « Lorsque le voyageur venu du sud aperçoit Kaboul, sa ceinture de peupliers, ses montagnes mauves ou fume une fine couche de neige (…) il se flatte d’être arrivé au bout du monde. Il vient au contraire d’en atteindre le centre.» C’est le genre de remarque typique de Nicolas BOUVIER. Des descriptions à la hauteur de son talent, des phrases très belles.
C’est en 1953 que l’auteur genevois (accompagné du peintre Thierry VERNET) débute son périple. Belgrade, «une ville trop pressée par l’histoire pour soigner sa présentation», puis la région, pleine de violons, d’accordéons, de danses. Ce sont les Balkans, avec des régions aux noms biens connus : Serbie, Macédoine, Kosovo… et des chemins «qui appartiennent aux furets, aux meneuses d’oies, aux carrioles noyées de poussière.» La vieille Fiat fait ce qu’elle peut. Pas grave : «nous nous refusons tous les luxes sauf le plus précieux : la lenteur.» Ce voyage est l’occasion de quelques réflexions. «Un voyage se passe de motifs. Il ne tarde pas à prouver qu’il se suffit à lui-même. On croit qu’on va faire un voyage, mais bientôt c’est le voyage qui vous fait, ou vous défait.» Et de constater que «la mobilité sociale du voyageur lui rend l’objectivité plus facile.»
Puis c’es Istanbul, et les routes de l’Anatolie. «Le monde a changé d’échelle, c’est bien l’Asie qui commence.» Les grandes étendues offrent une certaine liberté. On peut foncer (à trente kilomètres heurs) la nuit tous feux éteints pour ménager la batterie, et même dormir dans la voiture. Et puis s’arrêter où l’on veut, quand on veut. «La vie de nomade est une chose surprenante. On fait quinze cents kilomètres en deux semaines, toute l’Anatolie en coup de vent (…) et on reste six mois à Tabriz, Azerbaïdjan (…) une ville ni turque, ni russe, ni persane, mais un peu de tout cela.» Et toujours des paysages grandioses. «C’est une question d’échelle, dans un paysage de cette taille, même un cavalier lancé à fond de train aurait l’air d’un fainéant.» Puis c’es Téhéran, et «ses platanes comme on n’en voit qu’en songe, immenses, chacun capable d’abriter plusieurs petits cafés où l’on passerait bien sa vie.» Et cette couleur, cet inimitable bleu persan. Mais la route continue, vers le Pakistan. La voiture a bien des faiblesses, mais les garagistes du coin font des prouesses. En attendant la réparation on se restaure. «Il faut savoir que du Kurdistan au Caucase, on mesure le bonheur d’un coin de terre à la qualité de ses melons.»
Et puis il y a toutes les rencontres. Ce récits est truffé de dialogues, de tranches de vies et d’échanges plus ou moins curieux selon les coutumes locales. Car on y croise de nombreux peuples, qui cohabitent comme il peuvent, selon les vicissitudes de l’Histoire. C’est le cas bien sûr en Yougoslavie, mais aussi plus loin, avec des Tabrizi, des Kurdes, des Arméniens… Autant d’occasion pour le «flâneur émerveillé», adepte d’un «nomadisme frugal» , d’écrire des pages merveilleuses. Car ce récit, qui est devenu un classique, est un chef-d’œuvre. A lire absolument.