PHILIPPE JACCOTTET

Où est la Nuit?

SOMMAIRE

Thomas Bernhard - Gustave Roud : traduction des Hymnes à la Nuit - "Bettina et Novalis" par Georgette Camille - "Novalis? Le chantre de la lumière cachée", par Charles Le Brun - Corinne Bayle : Rouges Roses de l'oubli, par Corinne Bayle - voir aussi Corinne Bayle, Note, juin 2004

 

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Retour à Novalis - Sophie - Documents littéraires - Tous les auteurs

 

Extraits de Philippe Jaccottet, "Où est la Nuit?", avant-propos aux Hymnes à la Nuit, de Novalis, Paul Castella, éditeur, Albeuve, 1966

Friedrich von Hardenberg était de vieille noblesse saxonne. Le nom de Novalis sous lequel il est connu avait été autrefois celui d'un domaine familial; « novale », en français, désigne une terre fraîchement défrichée.

              Novalis est né en 1772, mort en 1801, à vingt-neuf ans.  Ainsi, il avait quinze ans quand Mozart écrivit La Flûte enchantée, vingt-sept ans quand Beethoven composa la sonate dite Pathétique; et une note du journal inédit d'un professeur d’Iéna, Niethammer, évoque ce soir de l'été 1795 où Fichte, Hölderlin et Novalis se rencontrèrent chez lui: «Beaucoup parlé de la religion, de la Révélation et de toutes les questions philosophiques qui apparaissent ici encore sans réponse.» Comme Hölderlin de deux ans son aîné, Novalis a suivi avec passion les premiers cours de Fichte ; il a collaboré à la première revue des Romantiques, l’Athenaeum. Au moment où la France réalise une révolution politique profonde, qui d'ailleurs embrase outre-Rhin les esprits, l'Allemagne, intellectuellement, renaît : Idéalisme et Romantisme, inséparables et distincts, préparent généreusement l'avenir. En I796, Hölderlin inspire à son jeune camarade d'études Schelling ce que l'on a intitulé le « Premier programme systématique de l'Idéalisme », qui appelle l'avènement d'une « mythologie de la Raison »; l'esprit découvre en lui-même des pouvoirs, des richesses, les mystères infinis. Certains, comme Fichte, lui assignent d'agir et de conquérir, d'autres d'explorer les profondeurs. Novalis a vécu sa brève vie dans ce feu qu’un rêve entretenait.

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Nous ne savons pas ce qu'est la Nuit.  Nous l'apprenons toutefois à travers de telles paroles qui en reproduisent la liberté, la légèreté, la continuité, la transparence.  Il ne faut pas croire qu’elle soit simplement ce que les hommes appellent la Nuit, compagne ou rivale du Jour, en tout cas son égale dans nos vies ainsi divisées en damiers. Si le regard intérieur de Novalis a pu saisir d'abord cette nuit intersidérale qui entoure perpétuellement notre globe et contient donc notre jour, il n'a pas tardé à voir de façon plus profonde. Les hommes ne sentent pas que la véritable Nuit est présente « dans le suc doré des grappes, dans l'huile miraculeuse de l'amandier, dans la sombre sève du pavot », qu’elle baigne le sein des vierges, qu’elle habite les légendes. Quelle est cette présence étrange, intérieure à des substances sacrées comme le vin et l'huile, aux choses pures, natives, très anciennes ? Que se cache-t-il dans ce rapprochement entre les fruits, les semences, les seins et la Nuit? On sent là encore qu'il ne s'agit pas d'analyser, mais de ressentir immédiatement… Tout s'est renversé: la plus grande limpidité est donnée, non plus au Jour, mais à la Nuit.

            Où est la Nuit?  Dans l'huile de l'amandier."

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Mais n'oublions pas Sophie. Étrange est ce qu'enseigne à ce jeune baron qui fut un si brillant danseur, qui semblait prêt à continuer l'activité paternelle aux Salines, qui mourra sereinement deux ans plus tard, le « monument du souvenir » couvert de mousse : certes, il n’est personne, commence-t-il, qui n'apprécie la gaieté chatoyante du jour, mais la lumière est chose qui se trouble, et surtout chose qui « s'est vu mesurer son temps», alors que la Nuit ignore toutes limites (on commence à se douter qu'il ne s'agit pas de n'importe quelle nuit, que le jour suffirait à vaincre).  Certes, dit-il encore, quand vient la Nuit, la splendeur de la terre se dissipe, chacun est saisi d'un frisson de regret, d'anxiété; le crépuscule se colore de sombres rougeurs; mais Novalis, avec cette splendeur, voit fuir son deuil, et pas seulement son deuil : « comme un orage, des milliers d'années s'enfuient à l'horizon»; le temps est absorbé, non pas le temps abstrait, ou personnifié, mais très précisément «des milliers d'années », avec leur multiplicité agitée, tumultueuse, leur fièvre fulminate; et les chaînes se rompent... La lumière colorée, éclatante du soleil le tenait captif de l'apparence, dans une mauvaise captivité; maintenant que le passage s'est accompli, ce sont des larmes (non pas colorées, mais transparentes) qui l'enchaînent, des larmes de bonheur, qui le gardent, prisonnier heureux de ce qui est sans limites. Quand vient la véritable Nuit, les barrières tombent, c'est le moment du vrai regard et du vrai feu. Sans doute les étoiles ont-elles leur beauté, mais « plus divins que toutes les étoiles éclatantes nous paraissent les yeux sans nombre que la Nuit fait s'ouvrir en nous ! ». Là encore, tout s'est renversé.