Friedrich von Hardenberg était de
vieille noblesse saxonne. Le nom de Novalis sous lequel il est connu avait
été autrefois celui d'un domaine familial; « novale », en français, désigne
une terre fraîchement défrichée.
Novalis est né en 1772, mort en 1801, à vingt-neuf ans.
Ainsi, il avait quinze ans quand Mozart écrivit La Flûte enchantée,
vingt-sept ans quand Beethoven composa la sonate dite Pathétique;
et une note du journal inédit d'un professeur d’Iéna, Niethammer,
évoque ce soir de l'été 1795 où Fichte, Hölderlin et Novalis se
rencontrèrent chez lui: «Beaucoup parlé de la religion, de la Révélation
et de toutes les questions philosophiques qui apparaissent ici encore sans
réponse.» Comme Hölderlin de deux ans son aîné, Novalis a suivi avec
passion les premiers cours de Fichte ; il a collaboré à la première revue
des Romantiques, l’Athenaeum. Au moment où la France réalise une
révolution politique profonde, qui d'ailleurs embrase outre-Rhin les
esprits, l'Allemagne, intellectuellement, renaît : Idéalisme et
Romantisme, inséparables et distincts, préparent généreusement l'avenir.
En I796, Hölderlin inspire à son jeune camarade d'études Schelling ce que
l'on a intitulé le « Premier programme systématique de l'Idéalisme »,
qui appelle l'avènement d'une « mythologie de la Raison »; l'esprit
découvre en lui-même des pouvoirs, des richesses, les mystères infinis.
Certains, comme Fichte, lui assignent d'agir et de conquérir, d'autres
d'explorer les profondeurs. Novalis a vécu sa brève vie dans ce feu qu’un
rêve entretenait.
*
Nous ne savons pas ce qu'est
la Nuit. Nous l'apprenons toutefois à travers de telles paroles qui en
reproduisent la liberté, la légèreté, la continuité, la transparence. Il
ne faut pas croire qu’elle soit simplement ce que les hommes appellent la
Nuit, compagne ou rivale du Jour, en tout cas son égale dans nos vies
ainsi divisées en damiers. Si le regard intérieur de Novalis a pu saisir
d'abord cette nuit intersidérale qui entoure perpétuellement notre globe
et contient donc notre jour, il n'a pas tardé à voir de façon plus
profonde. Les hommes ne sentent pas que la véritable Nuit est présente
« dans le suc doré des grappes, dans l'huile miraculeuse de l'amandier,
dans la sombre sève du pavot », qu’elle baigne le sein des vierges, qu’elle
habite les légendes. Quelle est cette présence étrange, intérieure à des
substances sacrées comme le vin et l'huile, aux choses pures, natives,
très anciennes ? Que se cache-t-il dans ce rapprochement entre les fruits,
les semences, les seins et la Nuit? On sent là encore qu'il ne s'agit pas
d'analyser, mais de ressentir immédiatement… Tout s'est renversé:
la plus grande limpidité est donnée, non plus au Jour, mais à la Nuit.
Où est la Nuit? Dans l'huile
de l'amandier."
*
Mais n'oublions pas Sophie. Étrange est ce qu'enseigne à ce jeune
baron qui fut un si brillant danseur, qui semblait prêt à continuer
l'activité paternelle aux Salines, qui mourra sereinement deux ans plus
tard, le « monument du souvenir » couvert de mousse : certes, il n’est
personne, commence-t-il, qui n'apprécie la gaieté chatoyante du jour, mais
la lumière est chose qui se trouble, et surtout chose qui « s'est vu
mesurer son temps», alors que la Nuit ignore toutes limites (on commence à
se douter qu'il ne s'agit pas de n'importe quelle nuit, que le jour
suffirait à vaincre). Certes, dit-il encore, quand vient la Nuit, la
splendeur de la terre se dissipe, chacun est saisi d'un frisson de regret,
d'anxiété; le crépuscule se colore de sombres rougeurs; mais Novalis, avec
cette splendeur, voit fuir son deuil, et pas seulement son deuil : « comme
un orage, des milliers d'années s'enfuient à l'horizon»; le temps est
absorbé, non pas le temps abstrait, ou personnifié, mais très précisément
«des milliers d'années », avec leur multiplicité agitée, tumultueuse, leur
fièvre fulminate; et les chaînes se rompent... La lumière colorée,
éclatante du soleil le tenait captif de l'apparence, dans une mauvaise
captivité; maintenant que le passage s'est accompli, ce sont des
larmes (non pas colorées, mais transparentes) qui l'enchaînent, des larmes
de bonheur, qui le gardent, prisonnier heureux de ce qui est sans limites.
Quand vient la véritable Nuit, les barrières tombent, c'est le moment du
vrai regard et du vrai feu. Sans doute les étoiles ont-elles leur beauté,
mais « plus divins que toutes les étoiles éclatantes nous paraissent les
yeux sans nombre que la Nuit fait s'ouvrir en nous ! ». Là encore, tout
s'est renversé.
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