HYMNES A LA NUIT

Le 5ème Hymne

Hymnes à la Nuit

Le 1er Hymne ; Le 3ème Hymne ; Le 4ème Hymne ; Le 6ème Hymne ; Aspiration à la Mort (Hymne 6)

 

 

 

 

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(traduction Armel Guerne)

Sur les races humaines largement répandues, pesaient jadis le règne d'un Destin de fer et sa muette autorité. Un sombre et accablant bandeau serrait les âmes dans la crainte.

Immense était la terre : résidence des dieux - leur patrie. Depuis les éternités leur mystérieux édifice était debout. Sur les monts rouges de l'aurore, dans le sein sacré de la mer, habitait le soleil, le feu universel, la vivante lumière. Un antique géant portait le monde bienheureux. Fermement, sous les montagnes, étaient assujettis les fils premiers de cette Mère, la Terre : impuissant dans leur rage de destruction contre la nouvelle génération magnifique des dieux et son heureuse descendance, l'humanité. La mer, sa verte et sombre profondeur était le sein d'une déesse. Dans les cavernes de cristal exultait un peuple voluptueux. Les rivières, les arbres, les bêtes et les fleuves avaient un sens humain. Le vin avait un parfum plus suave, donné par la fleur de jeunesse éclatante de vie; un dieu parmi les grappes; - une déesse apparaissait, aimante, maternelle, dans le plein or des gerbes; - l'ivresse sainte de l'amour, c'était le délicieux hommage à la beauté sublime d'une épouse de dieux.

       Fête éternelle et diaprée des enfants du ciel et des habitants de la terre, la vie bruissait comme un printemps en traversant les siècles. Toutes les races vénéraient candidement la Flamme frêle et multiforme, comme sublime souveraine du monde.

Mais il était une unique pensée, un seul songe effrayant,

            Qui s'avançait terrible aux tables de la joie

Et couvrait les esprits des ombres de l'effroi.

Même les dieux ici, n'avaient nulle pensée

Dont les coeurs oppressés se fussent consolés.

            Mystérieux étaient les chemins du démon,

            Inapaisable sa colère par la prière ou le don.

            C'était la Mort, jetant au festin du bonheur

            Angoisse et larmes et douleur.

 

            A jamais désormais séparé de cela

            Qui inondait ici de voluptés son coeur,

            Arraché à ses bien-aimés, pris ici-bas

            D'un vain regret, souffrant une longue douleur,

            Tout n'était plus qu'un rêve morne pour le mort,

            L'inutile combat d'un implacable sort.

            Et la mer de délice allait briser son flot

            Sur le roc du regret et l'éternel sanglot.

            L'esprit audacieux et les sens exaltés,

            L'homme avait embelli le hideux masque de la Mort

            - Un doux éphèbe éteint son flambeau et s'endort,

            Tel un soupir de harpe est la fin apaisée

            Et la mémoire, au fleuve d'ombre s'est baignée...

 

            Ainsi le chant ornait la sinistre Nécessité.

            Mais l'éternelle Nuit restait indéchiffrée,

            Le symbole profond d'un pouvoir étranger.

 

Le monde antique inclinait sur sa fin. Les jardins de délices de la jeune lignée défleurissaient; - plus haut, cet espace vacant, désert, les hommes qui grandissaient loin de l'esprit d'enfance aspiraient à l'atteindre. Les dieux et leur cortège s'en étaient allés.

La Nature était là, solitaire et sans vie. Par des chaînes de fer, le nombre aride et la mesure austère la tenaient entravée. En ruine, poussière et vent au creux des mots obscurs, avait déchu l'immense épanouissement de la vie. Elles s'étaient enfuies, la Foi magique et l'Imagination, sa céleste compagne, reine des métamorphoses et des fraternisations. Hostile, un vent glacé du nord souffla sur les plaines transies; et glacée, la patrie merveilleuse s'échappa dans l'éther.

Les distances du ciel s'étaient comblées de mondes rayonnants. C'est dans un sanctuaire plus profond, dans ce plus haut espace du sentiment que s'était retirée l'âme du monde avec ses pouvoirs, pour y régner jusqu'à l'aube du jour de la splendeur universelle. La lumière n'était plus le séjour des dieux ni leur céleste signe; - du voile de la Nuit, ils s'étaient recouverts.

La Nuit devint le coeur puissant des révélations - où étaient revenus les dieux - où ils s'étaient endormis, pour resurgir au monde après sa transfiguration, sous de nouveaux et plus magnifiques visages.

Au sein d'un peuple devenu le mépris de tous en sa maturité précoce, que sa dure opiniâtreté avait fait étranger à l'innocence bienheureuse de la jeunesse, apparut le Monde Nouveau, sous un jour jamais vu :

Dans la masure poétique de la Pauvreté - Un Fils de la première Vierge et Mère - immense fruit d'un mystérieux embrassement.

L'intuitive sagesse de l'Orient fut la première à reconnaître l'avènement du temps nouveau. Et vers l'humble berceau de son Roi, c'est une étoile qui lui enseigna le chemin. Au nom du vaste avenir, ils lui firent hommage, avec l'or et les parfums, des suprêmes merveilles de la Nature.

Lui, solitairement, il s'ouvrit, le céleste Coeur, en un calice épanoui de l'Amour tout-puissant - tourné devant la Face auguste de son Père et reposant contre le sein bienheureux de sa Mère adorablement grave en son pressentiment. Avec l'élan de sa déifique ferveur, il contemplait de son oeil prophétique L'Enfant en fleur, les jours de l'avenir au loin dans la postérité de sa divine race, indifférent quant aux jours de son destin terrestre. Autour de lui bientôt, miraculeusement saisis du plus profond Amour, les coeurs candides s'assemblèrent. Dans sa présence éclataient comme fleurs les germes d'une vie nouvelle qui n'était point d'ici. Le Verbe inépuisable et le plus joyeux des messages, comme flammes de l'esprit divin, s'échappaient de ses lèvres amies. Et des lointains rivages, né sous le ciel resplendissant de l'Hellade, un poète arriva jusqu'en Palestine, qui fit le don absolu de son coeur à L'Enfant miraculeux : 

« C'est toi l'Adolescent qui étais sur nos tombes

Depuis longtemps, plein de méditation profonde;

- Signe consolateur au-dedans de l'obscurité,

Initiale heureuse à la plus haute humanité.

 

Ce qui nous rejetait aux fonds de la tristesse

Maintenant nous attire en exquise allégresse.

La Mort ouvre à la Vie - Voie de l'éternité,

Tu es la Mort et seul, nous donnes la santé. »

 

Puis le chanteur s'en fut, tout débordant de joie, vers l'Indoustan; et son coeur enivré des grâces de l'Amour, là-bas, sous le ciel de douceur, il l'épancha en hymnes si ardents que les coeurs par milliers penchèrent à sa suite, et le joyeux Message poussa des milliers de rameaux.

Sitôt après le départ du Chanteur, la très précieuse Vie fut immolée, victime du profond abaissement des hommes. Il mourut dans ses jeunes années, enlevé à ce monde aimé, à sa Mère éplorée et ses amis déconcertés. Le ténébreux calice des souffrances sans nom, ses lèvres adorables l'épuisèrent. - Dans une angoisse atroce, l'heure approchait, de la Naissance du Monde Nouveau. Il lutta dans son agonie, durement, contre les terreurs de la Mort ancienne - et lourdement sur lui, le poids du monde antique retombait. Vers sa Mère une fois encore, il jeta son regard de tendresse - et alors elle vint, la main libératrice de l'éternel Amour et il entra dans le sommeil.

Quelques jours seulement, un profond voile s'étendit sur la mer en furie, sur la terre ébranlée; - les bien-aimés pleuraient des larmes innombrables. - Mais il était rompu le sceau mystérieux! - de célestes esprits levaient la pierre originelle de dessus le sombre tombeau. Près du Dormant, les Anges venaient se poser, exquises créatures de ses rêves. - Et s'éveillant nouveau dans sa divine majesté, il s'éleva dans les hauteurs du monde à nouveau né - ensevelit de sa main propre au fond de la fosse laissée, le cadavre ancien : de sa toute-puissante main mit en place la pierre, d'où nulle force ne l'ôtera. 

Toujours ils pleurent, tes bien-aimés, les larmes de la joie, les larmes de l'émotion et de la gratitude sans fin, sur ton Tombeau. Toujours encore, en un effroi joyeux, ils voient ta résurrection - et la leur avec toi. Ils te voient toi, avec l'élan de ta douce ferveur, pleurant contre le sein bienheureux de ta Mère, te promenant, grave, avec tes amis, prononçant les Paroles qui sont comme cueillies à l'Arbre de la Vie; - ils te voient te hâtant, tout plein d'impatience à te jeter dans les bras du Père, toi le porteur de la jeune humanité, porteur du vase à jamais débordant du futur Age d'Or.

Aussitôt après toi, ta Mère s'est hâtée en la céleste apothéose. Elle fut la première auprès de toi dans la patrie nouvelle. De longs temps ont coulé depuis, et toujours d'une plus haute gloire a resplendi ta création nouvelle. - Et quittant par milliers les douleurs et les peines, des êtres plein de foi, et de désir ardent, et de félicité, se sont jetés à toi, qui règnent avec toi et la Vierge Céleste dans le royaume de l'Amour, - qui sont au temple de la divine Mort, tes serviteurs, - et tiens pour toute éternité. 

- Elle est levée, la pierre!

- Ressuscité le genre humain!

Tous nous demeurons tiens

Et nous ne sentons plus nos fers.