La
personnalité de Goethe a fait l’objet de tellement
d’études et ses œuvres de tant de commentaires qu’il ne
sera question aujourd’hui que de simples réflexions en
relation avec son séjour à Weimar.
Certes,
sous le rapport de l’ésotérisme occidental, il aurait
été possible de s’attacher à quelques contes de Goethe,
le fameux Serpent vert, par exemple, ou encore au
très singulier personnage de Macarie, dans les
Années de voyages de Wilhelm Meister, une étrange
figure féminine qui semble avoir été imaginée par
Swedenborg lui-même : « Macarie se trouve, avec notre
système solaire, dans un rapport que l’on ose à peine se
risquer à décrire. Non seulement elle le porte, elle le
contemple dans son esprit, son âme, son imagination,
mais elle en fait en quelque sorte partie ; elle se voit
entraînée dans ces orbites célestes, mais d’une façon
toute particulière : elle gravite, depuis son enfance,
autour du soleil et, comme la science l’a découvert
aujourd’hui, en spirales s’éloignant toujours du centre
et s’acheminant vers les régions extérieures. »
Cependant Goethe n’est pas un ésotériste, comme
son ami Lavater, par exemple, même si l’on rencontre
dans son œuvre des allusions un peu mystérieuses et qui
résistent toujours d’ailleurs à l’interprétation. Il
reste que si Goethe peut nous apprendre quelque chose
qui se rapporte à l’ésotérisme, c’est, sans doute, moins
dans ses œuvres scientifiques, que dans le Final du
second Faust qu’il faut aller l’y
chercher.
WEIMAR
Goethe dans le
miroir de Rudolf Steiner
« J’entrai
dans la vie active ainsi que dans la sphère des
sciences, à l’époque où je reçus l’accueil hospitalier
de Weimar ; de cette ville où indépendamment d’autres
avantages appréciables, j’eus le bonheur de pouvoir
échanger l’air des appartements et des cités, contre
l’atmosphère des champs, des jardins et des forêts ».
C’est par conséquent à Weimar que Goethe, déjà célèbre,
s’est engagé dans les études scientifiques dont il dira,
à la fin de sa vie :
« Nous
voguons vers des hypothèses, vers des îles imaginaires,
mais la véritable synthèse restera probablement une
terre inconnue. Et cela ne me surprend pas, quand je
pense combien il a été difficile, même en des matières
aussi simples que la plante et la couleur, de parvenir à
une synthèse » (Conversations de Goethe avec Eckermann,
13 février 1929).
On sait
également qu’au cours de son voyage en Italie, et plus
exactement à Palerme, en avril 1787, Goethe eut
l’intuition d’une « plante-mère », ou originelle, dont
chaque plante serait l’une des multiples formations dans
le monde terrestre :
« Devant
tellement de formes nouvelles et renouvelées, mon esprit
fut saisi par une ancienne chimère : dans ce
foisonnement, ne me serait-il pas donné de découvrir la
plante originelle ? Une telle plante doit bien exister !
Car sinon, comment pourrais-je reconnaître que telle
formation est une plante, si toutes n’étaient pas
formées sur le même modèle »
Rudolf Steiner, pour sa
part, a résidé à Weimar de 1891 à 1897, où lui avait été
confiée la charge d’établir l’édition des Œuvres
scientifiques de Goethe, qui étaient demeurées pour la
plupart inédites. Déjà, il avait eu l’occasion de
vérifier que, pour observer la nature, l’expérience
sensible est insuffisante : « Pour qui ne perçoit que
par les sens, dira-t-il, le monde n’est qu’une
illusion ». Or, l’étude des archives de Goethe a
constitué un moment important dans la formation du jeune
Steiner – et qui explique également que l’Anthroposophie
soit demeurée occidentale : « La forme sensible
supra sensible dont parle Goethe se place entre les
impressions reçues des sens et la pure contemplation de
l’esprit. »
Telle est
par conséquent la leçon que Rudolf Steiner retiendra de
Goethe : la part de l’imagination créatrice dans
la connaissance de l’univers.
Pourquoi,
dès lors, a-t-on pu écrire de Goethe, en relation
justement avec Rudolf Steiner, que « l’Olympien de
Weimar satisfait le penseur, mais le voyant doit aller
plus loin. Il n’a construit qu’une arche du pont qui
fera passer des faits sensibles à ceux de l’esprit ».
C’est que Goethe ne semble pas s’être élevé au-delà du
monde supraterrestre. Pour cette raison Rudolf Steiner
lui-même écrira : « Pendant mon séjour à Weimar, cette
question s’est posée à moi toujours plus pressante :
Comment édifier sur les bases posées par Goethe, une
connaissance contemplative plus haute ? Comment remonter
AVEC LA PENSÉE depuis ce qu’il a vu jusqu’à une
conception qui puisse aussi englober l’expérience
spirituelle telle qu’elle s’est révélée à moi ? »
Ceci pour Rudolf
Steiner.
Car il est dit aussi
que « le génie
véritable, même séparé longtemps de la pensée du ciel, y
revient toujours, comme au but inévitable de toute
science et de toute activité. » Et surtout que « chaque
démarche du Christ, chacune de ses paroles, tend à
témoigner d’une réalité supérieure. En partant des
données communes, toujours il monte et entraîne vers les
hauteurs ». Or,
ce sont ces « hauteurs » que Goethe atteignit au soir de
son existence, dans le second Faust, et plus
exactement dans le Final du second Faust :
« Chorus mysticus.
– Tout l’Éphémère n’est
qu’un symbole ;
L’Imparfait trouve ici
son accomplissement ;
L’Ineffable ici se
réalise.
L’Éternel féminin nous
attire en haut »
Cet Éternel
Féminin, en effet, évoque bien plus que le Monde de
l’âme, le monde intermédiaire ou supraterrestre. Il fait
référence au Monde céleste, parce qu’il est, comme
l’écrira Henry Corbin « un
Eternellement-Féminin, antérieur même à la femme
terrestre, parce qu’antérieur à la différenciation du
masculin et du féminin dans le monde terrestre, de même
que la Terre supracéleste domine toutes les Terres,
célestes et terrestres, et leur préexiste ».
Voici justement comment
Henry Corbin interprète l’Éternel Féminin selon Goethe :
« C'est d'un monde où socialisation et spécialisation
n'arracheraient plus à chaque âme son individualité, sa
perception spontanée de la vie des choses et du sens
religieux de la beauté des êtres; un monde où l'amour
devrait précéder toute connaissance; où le sens de la
mort ne serait que la nostalgie de la résurrection. Si
tout cela même peut encore être pressenti, la conclusion
du second Faust nous l'annonce comme un mystère de salut
qu'accomplit l'Éternellement-Féminin (das Ewig-Weibliche),
comme si l'appel ne pouvait venir d'ailleurs pour qu'il
y soit répondu avec un assentiment confiant – l'appel
impérieux : « Meurs et deviens! ».
Telle
apparaît la leçon du Final du second Faust.
Est-ce à dire qu’il
s’agit aussi de la leçon de l’œuvre et de la vie de
Goethe ? C’est en tout cas, fût-ce de manière singulière
par rapport à l’œuvre toute entière de Goethe, comme
l’ébauche de cette seconde arche du pont qui fait passer
à « une connaissance contemplative plus haute », pour
reprendre le mot de Rudolf Steiner : le pouvoir de
l’intercession féminine, qui est fondamentalement
médiation, quelle que figure féminine que prenne
l’âme de l’initié, dans l’ordre de la fidélité
d’amour (Béatrice, Sophie), de la charité chrétienne
(sainte Elisabeth de Hongrie), ou encore de la
christosophie (Sophia).
C’est ce mystère de l’Éternel
Féminin qui semble avoir élevé Goethe vers le monde
supracéleste, ce mystère qui tient, dans le monde
viril de la connaissance, à l’intercession des
femmes, dont il dira un jour à Eckermann qu’elles sont
« des coupes d’argent où nous disposons des pommes
d’or » (22 octobre 1828). |