Aperçus sur l’ésotérisme chrétien

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

René Guénon

René Guénon, au Caire, en 1950

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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L’ésotérisme chrétien au moyen âge

On serait bien en peine de donner une description de ces ordres initiatiques du moyen âge occidental dont l’existence n’est cependant pas contestable. Même René Guénon ne s’y est pas risqué très avant. Ce qui donnera la mesure des ouvrages consacrés aux Templiers, aux Cathares, au Graal, de nos librairies « ésotériques » !

Il est seulement possible de nommer quelques uns de ces « initiés » qui « laissèrent des écrits d’inspiration manifestement initiatique, et qu’aujourd’hui on a communément le tort de prendre pour des « mystiques », parce qu’on ne connaît plus rien d’autre, mais qui furent certainement quelque chose de tout différent. » On connaît, par exemple, l’Ordre des Fedeli d’Amore, représenté par Guido Cavalcanti, et bien sûr Dante, ou la société des Amis de Dieu du Haut Pays de Rulman Merswin (1302-1382): « Les grands, mystérieux et surnaturels Amis de Dieu ont toujours dans le cœur quelque secret qu’ils n’aiment pas divulguer. »

On pourrait citer également sainte Hildegarde de Bingen, la sainte visionnaire des 11ème –12ème siècles : « Tout ce que j’ai écrit en effet lors de mes premières visions, tout le savoir que j’ai acquis par la suite, c’est aux mystère des cieux que je le dois. Je l’ai perçu en pleine conscience, dans un parfait éveil de mon corps. Ma vision, ce sont les yeux intérieurs de mon esprit, et les oreilles intérieures qui l’ont transmises. »

Mais aussi saint Bernard lui-même, Maître Eckhart, bien sûr, Tauler et tout ce qu’on désigne comme la mystique rhéno-flamande, Nicolas de Cuse, Joachim de Flore, etc.

Les dérives du 19ème siècle ou l’ésotérisme « fin de siècle »

La fin du 19ème siècle est marqué par une étonnante floraison de mouvements pseudo-ésotériques dont on se demande encore les liens qu’ils entretinrent avec la franc-maçonnerie et qui eut une influence certaine sur les arts, avec le fameux Salon de la Rose-Croix, par exemple, et la littérature en particulier (d’Aurélia de Gérard de Nerval à Séraphita ou Louis Lambert de Balzac, pour ne rien dire de Baudelaire ou de Villiers de l’Isle-Adam).

C’est d’abord le spiritisme (Allan Kardec), importé des Etats-Unis. Puis la Société théosophique, fondée 1875, par Helena Blavatsky dont les buts sont connus : 1 - former le noyau d’une fraternité universelle, 2 - encourager l’étude des religions, de la philosophie et de la science, 3 - étudier les lois de la Nature ainsi que les pouvoirs psychiques et spirituels de l’homme. La première loge créée en France remonte à 1884. Ensuite, l’occultisme né avec Eliphas Levi, au milieu du 19ème siècle, qui compte des personnalités aussi diverses que le Docteur Papus, le « maître Philippe » de Lyon, le Sâr Josephin Peladan, Sédir ainsi qu’un certain Piotr D. Oupensky.

On citera également L’Eglise gnostique, restaurée en 1888, d’un certain Jules Doinel, l’Ordre du Temple réformé, dissout par René Guénon en 1911, mais qui entendait renouer avec la vengeance templière contre l’Eglise et la monarchie (Cagliostro), la Société de la Rose+Croix (Stanislas de Guaïta ), le Martinisme (Docteur Papus et son successeur Téder), enfin, bien sûr, la Franc-Maçonnerie – avec l’affaire Taxil, mystifiant les catholiques de l’époque, avec ses supposés aveux à propos des rituels sataniques des Loges.

Dans le même temps, la magie et le satanisme se développent un peu partout – avec deux centres principaux, Paris et Lyon. C’est l’époque des « Aventuriers du Mystère » que furent Vintras et son Eglise du Carmel, l’abbé Boullan (le cahier rose), et auxquels J.-K. Huysmans donnera une certaine publicité dans ses œuvres avant de se convertir lui-même au catholicisme…

La réaction du 20ème siècle

La réaction ne s’est pas fait attendre, que ce soit de la part de l’Eglise catholique ou de penseurs individuels qui ont chacun à sa manière dénoncé l’irrecevabilité de la plupart des mouvements du 19ème, leur fantaisie, leur absence de support doctrinal, pour ne rien dire de leur dangerosité. Le premier fut Rudolf Steiner.

L’anthroposophie

Rudolf Steiner a créé sa Société Anthroposophique en 1914, après qu’il eut quitté la Société Théosophique : « Selon l’évolutionnisme christocentrique qui caractérise sa pensée, il s’agit d’assumer pleinement les acquis de l’histoire spirituelle de l’Occident en vue de leur transmutation, non pas de s’en remettre à une Tradition primordiale dont on attendrait passivement les manifestations sous forme de nouveaux avatars divins ».

L’œuvre de Rudolf Steiner mérite plus qu’une simple mention parmi les divers courants de la théosophie, ne serait-ce que par son rayonnement en Europe et dans le monde, à travers sa pédagogie, en particulier, mais aussi parce qu’elle tire réellement l’homme vers En-Haut, comme l’écrivait Goethe à la fin de son second Faust.

Mais c’est sans doute la place qu’occupe dans son œuvre la création artistique, sous le double signe de Goethe et de Novalis, qui mérite le plus d’attention :

« Ce qui importe pour le véritable chercheur spirituel de l’avenir, en dehors de toute forme pathologique de clairvoyance, c’est le pont qui peut être jeté entre l’art et le regard spirituel. – Celui qui comprend cela, sait qu’il en ira du salut de l’humanité aujourd’hui et dans l’avenir que l’on recherche de plus en plus les choses de l’esprit, la connaissance spirituelle » (Munich, 6 mai 1918).

Une seconde réaction dont l’influence sur l’ésotérisme chrétien fut décisive est celle de René Guénon, dont on a dit qu’il a été le véritable « codificateur » de l’ésotérisme en Occident.

L’ésotérisme « traditionnel »

René Guénon aura durant des années fréquenté à peu près tous les groupes pseudo-initiatiques de la capitale, prenant même dans certains d’entre eux des responsabilités importantes (il fut, par exemple, évêque de l’Eglise gnostique), et collaboré aux revues « spécialisées » comme Le Voile d’Isis, Les Etudes traditionnelles, ou catholiques, comme Regnabit et La France Anti-Maçonnique (sous un pseudonyme). Cette connaissance de l’intérieur lui permettra de rédiger quelques ouvrages d’une grande importance, tels que L’Erreur spirite, Le Théosophisme, ou L’ésotérisme de Dante…

Trois courants principaux de disciples se dessinent à la mort de René Guénon : ceux de Frithjof Schuon, de Michel Valsân (l’ancien disciple de Petre Lupu, « le Moss ») et de Roger Maridort. Les disciples de René Guénon ont à leur tour composé des œuvres particulièrement importantes, à commencer par Frithjof Schuon, Titus Burckhardt, Martin Lings, etc. Il est à signaler le rôle du cheikh Alawî de Mostaganem, que Schuon rencontrera en 1932. Ce qui paraît remarquable est que les disciples de Guénon en sont à la troisième génération, sinon à la quatrième, et qu’à l’exception de quelques uns qui sont resté chrétiens, la majorité s’est convertie à l’Islam, certes à un Islam ésotérique, d’un ordre purement intellectuel, cet Islam représenté par l’enseignement du sheikh al-Akbar, Muhyi-d-dîn ibn ‘Arabi…

S’agissant des disciples de Frithjof Schuon, leur sérénité s’est trouvée quelque que peu troublée par ce qu’on appelle « l’Affaire Schuon », en 1991.

Il y aurait également à signaler cette particularité des disciples de Guénon, selon le propos de l’un d’entre eux : « Un travers assez commun aux « guénoniens » et contre lequel je voudrais mettre en garde, c’est la tendance à se croire les « derniers de Mohicans », à considérer qu’il n’y a plus rien de traditionnel dans le monde ou, en tout cas, dans le monde occidental que tel ou tel groupe ou du moins que les groupes formés directement ou indirectement sous l'inspiration de rené Guénon. C'est un ridicule qui n’a pas peu contribué à amoindrir l’influence de son œuvre. On peut tenir pour assuré qu’en dépit du désordre généralisé et de la dégénérescence des religions et des initiations, il demeure aussi bien des Taoïstes que des Hindous, que des Musulmans, que des Kabbalistes, que des ésotéristes chrétiens religieux ou laïques et même des Maçons « authentiques » qui n’ont eu aucun rapport direct avec Guénon »

« Au simple lecteur exotérique, ce qui apparaît comme le sens vrai, c’est le récit littéral. Ce qu’on lui propose comme sens spirituel lui apparaît comme sens métaphorique, comme « allégorie » qu’il confond avec symbole. Pour l’ésotériste, c’est l’inverse : le soi-disant sens littéral n’est en fait que métaphore. Le sens vrai, c’est l’événement que cette métaphore occulte. » Henry Corbin

La gnose et le monde visionnaire

Le cas de Henry Corbin est exemplaire, même s’il ne fut pas un grand spirituel, comme Rudolf Steiner, ni un mystique aussi puissant que son maître en orientalisme, Louis Massignon, non plus qu’un initié comme Guénon, mais un peu de tout cela à la fois. Ce qui ne doit pas diminuer son apport non plus que dévaluer sa personnalité par rapport à ces prédécesseurs. Mais Henry Corbin était devant les mystères divins comme un petit enfant.

Les principales contributions de Henry Corbin à l’ésotérisme en général restent ses traductions des théosophes persans, sa participation active pendant des années aux sessions d’Eranos à Ascona et sa fameuse « Charte de l’Imaginal » qui a séduit et séduit toujours un certain nombre d’intellectuels (Christian Jambet, Gilbert Durand, Michel Le Bris, etc.).

Le plus remarquable chez Henry Corbin est sans doute d’avoir « revivifié » pour l’Occident ce mundus imaginalis « qui n’est ni le monde empirique des sens ni le monde abstrait de l’intellect » – dont la notion – et donc la réalité – s’était éclipsée à peu près au même moment que les derniers ordres ésotériques chrétiens. Or il s’agit de quelque chose qui éclaire considérablement le sens de ce pèlerinage vers nos origines qui constitue l’existence, la nostalgie aussi du « paradis perdu », qui aiguise notre sentiment d’exil en ce monde et avive notre désir du monde à venir, de notre délivrance… Ce que saint Pierre avait si profondément ressenti sur le mont Tabor, car planter notre tente dans le campement de l’unique Amour c’est ce que nous désirons finalement.

L’ésotérisme, vu par Henry Corbin, c’est donc la théosophie mystique et surtout la gnose – en relation avec l’enseignement qu’il avait retiré de la fréquentation de la gnose ismaélienne – « Il y a l’ismaélisme et rien », « la gnose shî’ite est par excellence l’ésotérisme de l’Islam ». En cela, Henry Corbin est fort éloigné de René Guénon et de l’ésotérisme « traditionnel » et, en termes d’ésotérisme chrétien, s’inscrit dans la lignée de Swedenborg, de Novalis, et surtout de Jacob Boehme.

Nouvelles dérives

Le New Age et les Nouveaux Mouvements Religieux

On évoquera le cas exemplaire de Paulo Coelho et son Manuel du Guerrier de la Lumière, « recueil de pensées pour tous ceux qui veulent suivre leur Légende personnelle», où le « manuel » se veut chrétien, le « Guerrier » musulman et la « Lumière » vaguement bouddhiste. On notera l’importance de ce Manuel dans les plans de carrières des futurs managers (à conseiller pour toutes les Classes préparatoires aux Grandes Écoles). Mais, en terme de spiritualité, on peut lui préférer, par exemple, le Vade-mecum des Fidèles d’Amour de Sohrawardî !

Plus sérieusement, on mentionnera la réunion autour de la revue Terre du Ciel d’un certain nombre d’hommes et de femmes de grande qualité spirituelle (Jean Biès, Marguerite Kardos-Endermin, Marie-Madelaine Davy, etc.) L’existence de cette revue pose un sérieux problème, dès lors qu’on se trouve en présence d’un mouvement spirituel dont l’authenticité n’est pas à mettre en cause, et qui appartient à ces quelques mouvements contemporains qui « renaissent de l’âme humaine sans que cela passe par les institutions chrétiennes classiques » et qui doivent leur succès à ce qu’ils répondent à une attente en matière de spiritualité. De ce point de vue, l’Histoire montre à l’évidence que ce sont les crises internes de l’Eglise qui provoquent les réactions plus ou moins hétérodoxes. Il est tout de même étonnant de constater qu’à notre époque, mais le phénomène date au moins du début de ce siècle, l’Eglise ne parvient pas à faire entendre son message spirituel (il suffit de comparer les propos spirituels du cardinal Ratzinger et les déplorables articles d’un quotidien comme La Croix), ce qui suffit pour détourner tous les aspirants à l’intériorité de la foi catholique et de les adresser à l’islam, au Bouddhisme, pour ne rien dire des Nouveaux Mouvements Religieux.

Il y a plus grave cependant : aucune religion, aucun ésotérisme « régulier », ne sont protégés désormais de la contre tradition. On peut même dire que, s’agissant de l’ésotérisme en général et de l’ésotérisme chrétien en particulier, tout ce qui s’en réclame se présente de nos jours sous les apparences d’une déformation caricaturale de cet ésotérisme, quand ce n’est pas en tant que sa parodie .

Le croyant attiré par la vie spirituelle et qui, pour une raison ou pour une autre, s’est détourné de l’Eglise, n’a plus le choix qu’en une « deuxième religiosité » – parfaitement incarnée de nos jours par le New Age – et un néo-spiritualisme, peut-être plus dangereux.