Lésotérisme
chrétien au moyen âge
On serait bien en peine de donner une description de ces ordres
initiatiques du moyen âge occidental dont lexistence nest cependant pas
contestable. Même René Guénon ne sy est pas risqué très avant. Ce qui donnera
la mesure des ouvrages consacrés aux Templiers, aux Cathares, au Graal, de nos librairies
« ésotériques » !
Il est seulement possible de nommer quelques uns de ces
« initiés » qui « laissèrent
des écrits dinspiration manifestement initiatique, et quaujourdhui on a
communément le tort de prendre pour des « mystiques », parce quon ne
connaît plus rien dautre, mais qui furent certainement quelque chose de tout
différent. » On connaît, par exemple,
lOrdre des Fedeli dAmore, représenté par Guido Cavalcanti, et bien
sûr Dante, ou la société des Amis de Dieu du Haut Pays de Rulman Merswin (1302-1382):
« Les grands, mystérieux et
surnaturels Amis de Dieu ont toujours dans le cur quelque secret quils
naiment pas divulguer. »
On pourrait citer également sainte Hildegarde de
Bingen, la sainte
visionnaire des 11ème 12ème siècles : « Tout ce que
jai écrit en effet lors de mes premières visions, tout le savoir que jai
acquis par la suite, cest aux mystère des cieux que je le dois. Je lai perçu
en pleine conscience, dans un parfait éveil de mon corps. Ma vision, ce sont les yeux
intérieurs de mon esprit, et les oreilles intérieures qui lont transmises. »
Mais aussi saint Bernard lui-même, Maître Eckhart, bien sûr, Tauler
et tout ce quon désigne comme la mystique rhéno-flamande, Nicolas de
Cuse, Joachim
de Flore, etc.
Les dérives du 19ème siècle ou lésotérisme
« fin de siècle » La fin du 19ème siècle est marqué par une étonnante
floraison de mouvements pseudo-ésotériques dont on se demande encore les liens
quils entretinrent avec la franc-maçonnerie et qui eut une influence certaine sur
les arts, avec le fameux Salon de la Rose-Croix, par exemple, et la littérature en
particulier (dAurélia de Gérard de Nerval à Séraphita ou Louis
Lambert de Balzac, pour ne rien dire de Baudelaire ou de Villiers de
lIsle-Adam).
Cest dabord le spiritisme (Allan Kardec), importé des
Etats-Unis. Puis la Société théosophique, fondée 1875, par Helena Blavatsky
dont les buts sont connus : 1 - former le noyau dune fraternité universelle, 2
- encourager létude des religions, de la philosophie et de la science, 3 - étudier
les lois de la Nature ainsi que les pouvoirs psychiques et spirituels de lhomme. La
première loge créée en France remonte à 1884. Ensuite, loccultisme né avec Eliphas Levi, au milieu du 19ème
siècle, qui compte des personnalités aussi diverses que le Docteur Papus, le
« maître Philippe » de Lyon, le Sâr Josephin Peladan, Sédir ainsi
quun certain Piotr D. Oupensky.
On citera également LEglise gnostique, restaurée en 1888,
dun certain Jules Doinel, lOrdre du Temple réformé, dissout par René
Guénon en 1911, mais qui entendait renouer avec la vengeance templière contre
lEglise et la monarchie (Cagliostro), la Société de la Rose+Croix (Stanislas de
Guaïta ), le Martinisme (Docteur Papus et son successeur Téder), enfin, bien sûr, la
Franc-Maçonnerie avec laffaire Taxil, mystifiant les catholiques de
lépoque, avec ses supposés aveux à propos des rituels sataniques des Loges.
Dans le même temps, la magie et le satanisme se développent un peu
partout avec deux centres principaux, Paris et Lyon. Cest lépoque des
« Aventuriers du Mystère » que furent Vintras et son Eglise du Carmel,
labbé Boullan (le cahier rose), et auxquels J.-K. Huysmans donnera une certaine
publicité dans ses uvres avant de se convertir lui-même au catholicisme
La réaction du 20ème siècle
La réaction ne sest pas fait attendre, que ce soit de la part de
lEglise catholique ou de penseurs individuels qui ont chacun à sa manière
dénoncé lirrecevabilité de la plupart des mouvements du 19ème, leur
fantaisie, leur absence de support doctrinal, pour ne rien dire de leur dangerosité. Le
premier fut Rudolf Steiner.
Lanthroposophie
Rudolf Steiner a créé sa Société Anthroposophique en 1914, après
quil eut quitté la Société Théosophique : « Selon
lévolutionnisme christocentrique qui caractérise sa pensée, il sagit
dassumer pleinement les acquis de lhistoire spirituelle de lOccident en
vue de leur transmutation, non pas de sen remettre à une Tradition primordiale dont
on attendrait passivement les manifestations sous forme de nouveaux avatars
divins ».
Luvre de Rudolf Steiner mérite plus quune simple
mention parmi les divers courants de la théosophie, ne serait-ce que par son rayonnement
en Europe et dans le monde, à travers sa pédagogie, en particulier, mais aussi parce
quelle tire réellement lhomme vers En-Haut, comme lécrivait Goethe à
la fin de son second Faust.
Mais cest sans doute la place
quoccupe dans son uvre la création artistique, sous le double signe de Goethe
et de Novalis, qui mérite le plus dattention :
« Ce qui
importe pour le véritable chercheur spirituel de lavenir, en dehors de toute forme
pathologique de clairvoyance, cest le pont qui peut être jeté entre lart et
le regard spirituel. Celui qui comprend cela, sait quil en ira du salut de
lhumanité aujourdhui et dans lavenir que lon recherche de plus en
plus les choses de lesprit, la connaissance spirituelle » (Munich, 6 mai 1918).
Une seconde réaction dont linfluence sur lésotérisme
chrétien fut décisive est celle de René Guénon, dont on a dit quil a été le
véritable « codificateur » de lésotérisme en Occident.
Lésotérisme « traditionnel »
René Guénon aura durant des années fréquenté à peu près tous les
groupes pseudo-initiatiques de la capitale, prenant même dans certains dentre eux
des responsabilités importantes (il fut, par exemple, évêque de lEglise
gnostique), et collaboré aux revues « spécialisées » comme Le Voile
dIsis, Les Etudes traditionnelles, ou catholiques, comme Regnabit
et La France Anti-Maçonnique (sous un pseudonyme). Cette connaissance de lintérieur lui permettra de rédiger
quelques ouvrages dune grande importance, tels que LErreur spirite,
Le
Théosophisme, ou Lésotérisme de Dante
Trois courants principaux de disciples se dessinent à la mort de
René Guénon : ceux de Frithjof Schuon, de Michel Valsân (lancien disciple de
Petre Lupu, « le Moss ») et de Roger Maridort. Les disciples de René Guénon ont à leur tour composé des
uvres particulièrement importantes, à commencer par Frithjof Schuon, Titus
Burckhardt, Martin Lings, etc. Il est à signaler le rôle du cheikh Alawî de Mostaganem,
que Schuon rencontrera en 1932. Ce qui paraît remarquable est que les disciples de Guénon en sont à
la troisième génération, sinon à la quatrième, et quà lexception de
quelques uns qui sont resté chrétiens, la majorité sest convertie à
lIslam, certes à un Islam ésotérique, dun ordre purement intellectuel, cet
Islam représenté par lenseignement du sheikh al-Akbar, Muhyi-d-dîn ibn
Arabi
Sagissant des disciples de Frithjof Schuon, leur sérénité
sest trouvée quelque que peu troublée par ce quon appelle
« lAffaire Schuon », en 1991.
Il y aurait également à signaler cette particularité des disciples
de Guénon, selon le propos de lun dentre eux : « Un travers assez commun aux « guénoniens »
et contre lequel je voudrais mettre en garde, cest la tendance à se croire les
« derniers de Mohicans », à considérer quil ny a plus rien de
traditionnel dans le monde ou, en tout cas, dans le monde occidental que tel ou tel groupe
ou du moins que les groupes formés directement ou indirectement sous l'inspiration de
rené Guénon. C'est un ridicule qui na pas peu contribué à amoindrir
linfluence de son uvre. On peut tenir pour assuré quen dépit du
désordre généralisé et de la dégénérescence des religions et des initiations, il
demeure aussi bien des Taoïstes que des Hindous, que des Musulmans, que des Kabbalistes,
que des ésotéristes chrétiens religieux ou laïques et même des Maçons
« authentiques » qui nont eu aucun rapport direct avec Guénon »
« Au
simple lecteur exotérique, ce qui apparaît comme le sens vrai, c’est
le récit littéral. Ce qu’on lui propose comme sens spirituel
lui apparaît comme sens métaphorique, comme
« allégorie » qu’il confond avec symbole. Pour l’ésotériste,
c’est l’inverse : le soi-disant sens littéral n’est en
fait que métaphore. Le sens vrai, c’est l’événement que
cette métaphore occulte. » Henry Corbin
La gnose et le monde visionnaire
Le cas de Henry Corbin est exemplaire, même sil ne fut pas un
grand spirituel, comme Rudolf Steiner, ni un mystique aussi puissant que son maître en
orientalisme, Louis Massignon, non plus quun initié comme Guénon, mais un peu de
tout cela à la fois. Ce qui ne doit pas diminuer son apport non plus que dévaluer sa
personnalité par rapport à ces prédécesseurs. Mais Henry Corbin était devant les
mystères divins comme un petit enfant.
Les principales contributions de Henry Corbin à lésotérisme en
général restent ses traductions des théosophes persans, sa participation active pendant
des années aux sessions dEranos à Ascona et sa fameuse « Charte de
lImaginal » qui a séduit et séduit toujours un certain nombre
dintellectuels (Christian Jambet, Gilbert Durand, Michel Le Bris, etc.).
Le plus remarquable chez Henry Corbin est sans doute davoir
« revivifié » pour lOccident ce mundus imaginalis « qui
nest ni le monde empirique des sens ni le monde abstrait de lintellect »
dont la notion et donc la réalité sétait éclipsée
à peu près au même moment que les derniers ordres ésotériques chrétiens. Or il
sagit de quelque chose qui éclaire considérablement le sens de ce pèlerinage vers
nos origines qui constitue lexistence, la nostalgie aussi du « paradis
perdu », qui aiguise notre sentiment dexil en ce monde et avive notre désir
du monde à venir, de notre délivrance
Ce que saint Pierre avait si profondément
ressenti sur le mont Tabor, car planter notre tente dans le campement de lunique
Amour cest ce que nous désirons finalement.
Lésotérisme, vu par Henry Corbin, cest donc la
théosophie mystique et surtout la gnose en relation avec lenseignement
quil avait retiré de la fréquentation de la gnose ismaélienne « Il y
a lismaélisme et rien », « la gnose shîite est par excellence
lésotérisme de lIslam ». En cela, Henry Corbin est fort éloigné de
René Guénon et de lésotérisme « traditionnel » et, en termes
désotérisme chrétien, sinscrit dans la lignée de Swedenborg, de Novalis,
et surtout de Jacob Boehme.
Nouvelles dérives
Le New Age et les Nouveaux Mouvements Religieux
On évoquera le cas exemplaire de Paulo Coelho et son
Manuel du
Guerrier de la Lumière, « recueil
de pensées pour tous ceux qui veulent suivre leur Légende personnelle», où le « manuel » se veut chrétien, le
« Guerrier » musulman et la « Lumière » vaguement bouddhiste. On
notera limportance de ce Manuel dans les plans de carrières des futurs managers (à
conseiller pour toutes les Classes préparatoires aux Grandes Écoles). Mais, en terme de
spiritualité, on peut lui préférer, par exemple, le Vade-mecum des Fidèles
dAmour de Sohrawardî !
Plus sérieusement, on mentionnera la réunion autour de la revue
Terre
du Ciel dun certain nombre dhommes et de femmes de grande qualité
spirituelle (Jean Biès, Marguerite Kardos-Endermin, Marie-Madelaine Davy, etc.)
Lexistence de cette revue pose un sérieux problème, dès lors quon se trouve
en présence dun mouvement spirituel dont lauthenticité nest pas à
mettre en cause, et qui appartient à ces quelques mouvements contemporains qui
« renaissent de lâme humaine sans que cela passe par les institutions
chrétiennes classiques » et qui doivent leur succès à ce quils répondent
à une attente en matière de spiritualité. De ce point de vue, lHistoire montre à
lévidence que ce sont les crises internes de lEglise qui provoquent les
réactions plus ou moins hétérodoxes. Il est tout de même étonnant de constater
quà notre époque, mais le phénomène date au moins du début de ce siècle,
lEglise ne parvient pas à faire entendre son message spirituel (il suffit de
comparer les propos spirituels du cardinal Ratzinger et les déplorables articles
dun quotidien comme La Croix), ce qui suffit pour détourner tous les
aspirants à lintériorité de la foi catholique et de les adresser à lislam,
au Bouddhisme, pour ne rien dire des Nouveaux Mouvements Religieux.
Il y a plus grave cependant : aucune religion, aucun ésotérisme
« régulier », ne sont protégés désormais de la contre tradition. On peut
même dire que, sagissant de lésotérisme en général et de
lésotérisme chrétien en particulier, tout ce qui sen réclame se présente
de nos jours sous les apparences dune déformation caricaturale de cet ésotérisme,
quand ce nest pas en tant que sa parodie .
Le croyant attiré par la vie spirituelle et qui, pour une raison ou
pour une autre, sest détourné de lEglise, na plus le choix quen
une « deuxième religiosité » parfaitement incarnée de nos jours par
le New Age et un néo-spiritualisme, peut-être plus dangereux.
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