SERGE DE BEAURECUEIL

(1917-2005)

 

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Bibliographie

Mes enfants de Kaboul, CERF, nouvelle édition, 2004

Un chrétien en Afghanistan, CERF, nouvelle édition, 2001 [cette édition reprend deux autres ouvrages : Prêtre des non-chrétiens et Nous avons partagé le pain et le sel]

Sur Ansârî

Chemin de Dieu. Trois traités spirituels, Sindbad, 1985

Cris du coeur, Sindbad, 1988

 

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Serge de Beaurecueil, Je crois en l'étoile du matin, Cerf, 2005

"L'aventure d'un coeur désarmé devant l'innocence éternelle, celle qui recommence depuis les origines à travers un seul regard d'enfant rieur ou accablé" André Gouzes

 

 

 

 

Serge de Beaurecueil, 1990

 

Un bref hommage

C'est en 1983 que j'ai fait la connaissance de Serge de Beaurecueil, dans une librairie du Quartier Latin. Il venait d'être expulsé d'Afghanistan. Son nom pour moi était associé à celui de Louis Massignon, qu'il avait bien connu au Caire et avec qui il partageait la même admiration pour le monde arabo-musulman, le même désir aussi de travailler à la rencontre entre le christianisme et l'islam. Le premier, certes, au "terrain de contact spirituel" entre les deux religions, tandis que, pour Serge de Beaurecueil, la rencontre passait par le partage "du pain et du sel", au quotidien.

Il me fut donné de le revoir à plusieurs reprises, à Bruxelles, où il avait été nommé prieur du couvent des Dominicains, et en France, dans une petite ville de province où il avait une famille amie.

De sa vie, on lira le rapide aperçu qu'il en a donné lui-même, en 1967, en relation avec Louis Massignon. On pourra également lire Un chrétien en Afghanistan.

Quant à sa vocation en Dieu, voici ce qu'on peut en dire : il y avait en lui une sorte de naturel qui le faisait ressembler à un de ces jeune garçons dont il aimait la compagnie - ceux, disait-il, qui n'ont pas encore atteint l'adolescence et pour qui tout est encore possible. Cette vocation lui avait été révélée en Afghanistan, au milieu des enfants de Kaboul (expérience dont il tirera un admirable ouvrage). C'est pourquoi on pouvait lui appliquer la parole du Christ (Luc 18,17) : "Quiconque n'accueille pas le Royaume de Dieu comme un enfant n'y entre pas."

A PROPOS D'UNE STÈLE, BRISEE...

             C'était à Kaboul, il y a trois ans. Dans cet Afghanistan que Louis Massignon avait connu et aimé, où il avait espéré pouvoir aller encore avant sa mort. Un jeune afghan, victime d'un accident d'automobile, venait d'être enterré à l'ombre du mausolée de Khwâdja Mosâfer, sur la route de Paghmân. Je l'avais peu connu ; assez cependant pour qu'il m'indique, à travers un geste symbolique, le partage du pain et du sel, le sens de ma vocation afghane. Répondant au voeu de sa mère, j'avais accepté d'offrir l'une des deux stèles qui devaient marquer l'orientation rituelle de sa tombe. J'y avais fait graver les Béatitudes, formulation exacte d'un idéal évangélique auquel inconsciemment il aspirait. A propos des artisans de paix qui seront appelés "fils de Dieu", le graveur avait tiqué...; il fallait s'y attendre.  Subrepticement, il avait écrit "amis de Dieu", moins choquant pour le bon musulman qu'il était. Je m'étais contenté d'en sourire. Pour l'essentiel, les paroles de Jésus étaient là, et j'y voyais un signe prophétique. Récemment, au retour d'une promenade, je me suis arrêté près du petit cimetière. Ma stèle, d'abord renversée et remise en place, avait été ensuite brisée en son milieu. Elle ne pointait plus désormais vers le ciel qu'un biseau effilé. En la mutilant comme impie, on lui avait donné sa force symbolique : la vie de Ghaffâr n'avait été brisée en pleine jeunesse que pour mieux pénétrer, plus vite et plus profond, dans la vie même de Dieu. Le texte, fût-ce celui des Béatitudes, était inadéquat pour traduire le mystère, il l'enfermait encore dans des mots, et pour certains, emmurés eux-mêmes dans les mots, il paraissait provocateur. Brisée, la stèle témoignait apparemment de leur revanche, et en même temps de leur défaite, tout comme la croix du Sauveur. Elle n'était plus que pure réponse à la question des Madeleine : "Où l'avez-vous mis ?" Elle n'était plus qu'une flèche indicatrice, pointée vers les hauteurs, auxquelles il n'est possible d'accéder que si l'on est brisé, que si l'on renonce au réconfort même d'un texte lisible, fût-il sacré, qui donnerait quelque prise sur le mystère, à la gloriole de l'avoir planté là...

            Louis Massignon ne désavouerait pas ces réflexions. Communément, on vante son génie, sa mémoire étonnante, l'acuité de ses intuitions, la portée de son oeuvre, le renouveau qu'il a su apporter aux études concernant l'islam. De ce Massignon-là, pendant vingt ans, j'ai été le disciple, avec des réserves d'ailleurs, préférant la fidélité terre-à-terre à la lettre des textes plutôt que certaines envolées spirituelles, admirables peut-être, mais incertaines. Le soufisme m'a conduit en Afghanistan, et l'Afghanistan m'a contraint d'abandonner le soufisme, pour d'autres recherches, plus vitales, non plus dans les livres, mais dans le service banal et quotidien des hommes, dans la grisaille où toutes les stèles, aussitôt élevées, sont impitoyablement brisées pour ne plus indiquer que le Ciel... Et j'ai retrouvé là un autre Massignon, celui de la "badaliya", de l'offrande obscure en échange, à la place de ceux qu'on aime, le Massignon de l'intercession, le défenseur des causes perdues, le visiteur des prisonniers, le promoteur du respect des humbles et de la libération des opprimés quels qu'ils fussent, non plus le savant mais le fou, d'une folie divine, dont ses admirateurs souriaient, dont ses ennemis se gaussaient, mais qui faisait, même dans ses outrances, sa véritable grandeur.

            Cher Louis Massignon, je ne suis plus orientaliste. Rien qu'un petit professeur de rien du tout, ayant quitté la recherche pour l'enseignement en Faculté, la Faculté pour le secondaire, et sur le point d'abandonner le secondaire pour le primaire... Le savant que vous étiez eût peut-être, dans un premier mouvement, déploré cette manière peu ordinaire de progresser… Mais l’homme de Dieu, le prophète, le serviteur, que vous étiez, eût approuvé sans doute la voie insolite qui est désormais la mienne, cette voie jalonnée de stèles brisées pour le plus indiquer que le Ciel…

27 décembre 1967

"A propos d'une stèle, brisée...", Cahier de l’Herne « Louis Massignon », 1975.