A PROPOS D'UNE
STÈLE, BRISEE...
C'était à Kaboul, il y a trois ans. Dans cet
Afghanistan que Louis Massignon avait connu et aimé,
où il avait espéré pouvoir aller encore avant sa
mort. Un jeune afghan, victime d'un accident
d'automobile, venait d'être enterré à l'ombre du
mausolée de Khwâdja Mosâfer, sur la route de Paghmân.
Je l'avais peu connu ; assez cependant pour qu'il
m'indique, à travers un geste symbolique, le partage
du pain et du sel, le sens de ma vocation afghane.
Répondant au voeu de sa mère, j'avais accepté
d'offrir l'une des deux stèles qui devaient marquer
l'orientation rituelle de sa tombe. J'y avais fait
graver les Béatitudes, formulation exacte d'un idéal
évangélique auquel inconsciemment il aspirait. A
propos des artisans de paix qui seront appelés "fils
de Dieu", le graveur avait tiqué...; il fallait s'y
attendre. Subrepticement, il avait écrit "amis de
Dieu", moins choquant pour le bon musulman qu'il
était. Je m'étais contenté d'en sourire. Pour
l'essentiel, les paroles de Jésus étaient là, et j'y
voyais un signe prophétique. Récemment, au retour
d'une promenade, je me suis arrêté près du petit
cimetière. Ma stèle, d'abord renversée et remise en
place, avait été ensuite brisée en son milieu. Elle
ne pointait plus désormais vers le ciel qu'un biseau
effilé. En la mutilant comme impie, on lui avait
donné sa force symbolique : la vie de Ghaffâr
n'avait été brisée en pleine jeunesse que pour mieux
pénétrer, plus vite et plus profond, dans la vie
même de Dieu. Le texte, fût-ce celui des Béatitudes,
était inadéquat pour traduire le mystère, il
l'enfermait encore dans des mots, et pour certains,
emmurés eux-mêmes dans les mots, il paraissait
provocateur. Brisée, la stèle témoignait apparemment
de leur revanche, et en même temps de leur défaite,
tout comme la croix du Sauveur. Elle n'était plus
que pure réponse à la question des Madeleine : "Où
l'avez-vous mis ?" Elle n'était plus qu'une flèche
indicatrice, pointée vers les hauteurs, auxquelles
il n'est possible d'accéder que si l'on est brisé,
que si l'on renonce au réconfort même d'un texte
lisible, fût-il sacré, qui donnerait quelque prise
sur le mystère, à la gloriole de l'avoir planté
là...
Louis
Massignon ne désavouerait pas ces réflexions.
Communément, on vante son génie, sa mémoire
étonnante, l'acuité de ses intuitions, la portée de
son oeuvre, le renouveau qu'il a su apporter aux
études concernant l'islam. De ce Massignon-là,
pendant vingt ans, j'ai été le disciple, avec des
réserves d'ailleurs, préférant la fidélité
terre-à-terre à la lettre des textes plutôt que
certaines envolées spirituelles, admirables
peut-être, mais incertaines. Le soufisme m'a conduit
en Afghanistan, et l'Afghanistan m'a contraint
d'abandonner le soufisme, pour d'autres recherches,
plus vitales, non plus dans les livres, mais dans le
service banal et quotidien des hommes, dans la
grisaille où toutes les stèles, aussitôt élevées,
sont impitoyablement brisées pour ne plus indiquer
que le Ciel... Et j'ai retrouvé là un autre
Massignon, celui de la "badaliya", de l'offrande
obscure en échange, à la place de ceux qu'on aime,
le Massignon de l'intercession, le défenseur des
causes perdues, le visiteur des prisonniers, le
promoteur du respect des humbles et de la libération
des opprimés quels qu'ils fussent, non plus le
savant mais le fou, d'une folie divine, dont ses
admirateurs souriaient, dont ses ennemis se
gaussaient, mais qui faisait, même dans ses
outrances, sa véritable grandeur.
Cher
Louis Massignon, je ne suis plus orientaliste. Rien
qu'un petit professeur de rien du tout, ayant quitté
la recherche pour l'enseignement en Faculté, la
Faculté pour le secondaire, et sur le point
d'abandonner le secondaire pour le primaire... Le
savant que vous étiez eût peut-être, dans un premier
mouvement, déploré cette manière peu ordinaire de
progresser… Mais l’homme de Dieu, le prophète, le
serviteur, que vous étiez, eût approuvé sans doute
la voie insolite qui est désormais la mienne, cette
voie jalonnée de stèles brisées pour le plus
indiquer que le Ciel…
27
décembre 1967
"A propos d'une stèle,
brisée...",
Cahier de l’Herne « Louis Massignon », 1975.
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