Il en va dans la nature
intérieure, donc dans celle de l'espèce humaine, comme dans la nature extérieure. Une
vie entière faite d'équité, simplicité, maîtrise de soi, pondération dans le
jugement, efficacité dans son champ d'action, admiration du beau, le tout associé à une
attitude calme et sereine à l'approche de la mort, voilà ce que je tiens pour grand :
les puissants mouvements du cur, le terrible surgissement de la colère, la soif de
la vengeance, l'esprit enflammé qui aspire à l'action, abat, transforme, détruit et
qui, dans son exaltation, ruine souvent sa propre vie, ce sont manifestations que je tiens
nullement pour grandes mais pour plus petites, considérant qu'elles ne sont que des
formes d'expression de forces singulières et unilatérales, tout comme les tempêtes, les
montagnes crachant le feu, les tremblements de terre. Il est des forces qui tendent à
sauvegarder le singulier. (...) Il y a aussi des forces qui visent à la sauvegarde de
l'humanité considérée comme un tout, des forces qui, loin d'être freinées par les
forces singulières, agissent au contraire comme des freins sur ces dernières. C'est la
loi qui préside à ces forces, la loi d'équité, la loi morale qui veut que chacun
puisse vivre parmi les autres, non point sous la menace mais dans le respect mutuel et la
dignité, afin qu'il puisse accomplir sa destinée humaine, gagner l'amour et l'admiration
de ses semblables et être gardé par eux comme un joyau, le fait étant que chaque homme
est un joyau pour tous les autres hommes. Cette loi est présente partout où des hommes
habitent parmi les hommes, et elle se manifeste dès l'instant où des hommes se dressent
contre les hommes. Elle est présente dans l'amour des époux, dans l'amour des parents
pour leurs enfants, des enfants pour leurs parents, dans l'amour fraternel, l'amitié, le
doux penchant qui rapproche les sexes, le travail qui assure notre entretien, l'activité
par laquelle on uvre pour son cercle, pour d'autres que soi, pour l'humanité, elle
est présente enfin dans l'ordre et la forme que les sociétés et les États
se donnent et
à travers lesquels leur existence atteint à l'accomplissement. (...) Il y a eu dans
l'histoire du genre humain des mouvements qui ont orienté les esprits dans une certaine
direction, vers un but dont la poursuite a modelé peu à peu la physionomie de toute une
époque. Si c'est la loi d'équité, la loi morale, qui a été à l'uvre dans ces
mouvements, nous nous sentons grandis du fait de notre appartenance à l'humanité, nous
nous sentons rattachés en tant qu'humains à quelque chose d'universel, nous
reconnaissons ce qu'il y a de noble en l'homme et comment cela se manifeste partout où
des immenses forces se sont conjuguées dans le temps et dans l'espace pour constituer un
tout conforme à la raison. mais si la notion d'équité, autrement dit la loi morale, est
absente de ces mouvements, si ceux-ci sont orientés vers des fins unilatérales et
égoïstes, ce même chercheur, aussi puissants et grandioses que soient ces mouvements,
s'en détournera pourtant, écuré, les considérant comme quelque chose de petit,
comme quelque chose qui est indigne de l'homme. (...) Si nous considérons l'humanité
dans l'histoire comme un fleuve argenté coulant paisiblement vers un but éternel, nous
en ressentons alors la noblesse, le caractère proprement épique. Mais aussi puissant et
grandiose que soit l'effet du tragique et de l'épique, aussi efficients que soient ces
caractères comme ressorts de l'art, il n'en reste pas moins que la loi morale trouve son
centre de gravité le plus sûr dans les actions ordinaires et quotidiennes inlassablement
répétées des hommes, car ce sont là les actions durables, les actions fondatrices, en
quelque sorte les millions de radicelles de l'arbre de la vie. De même que, dans la
nature, les lois universelles agissent silencieusement et sans discontinuer, de même la
loi morale agit silencieusement dans les âmes, imprimant sa marque à l'incessant
commerce des hommes, et tels hauts faits qui suscitent momentanément l'émerveillement ne
sont que de tous petits signes de cette force universelle. Ainsi cette loi morale
assure-t-elle la cohésion de l'humanité, tout comme la loi naturelle assure celle du
monde. Si les opinions sur le grand
n'ont cessé de changer dans le domaine de l'histoire naturelle, il en a été de même
dans celui de l'histoire morale des hommes. Au début ne comptait que ce qui tombait sous
le sens, la force physique et la suprématie dans la lutte étaient prisées par-dessus
tout, ensuite ce furent la bravoure et l'ardeur guerrière visant à exprimer et à
transformer en actes les sentiments véhéments et les passions meurtrières inspirées
par des hordes et des coteries ennemies, ensuite l'on chanta les prouesses de la tribu et
la puissance du clan, entre-temps également la beauté et l'amour, de même que l'amitié
et le dévouement, ensuite seulement on parvint à une vue plus large des choses :
d'importantes fractions de l'humanité se donnèrent un ordre unique gouvernant les
rapports entre les hommes, le droit du tout s'identifia au droit des parties, la
générosité envers l'ennemi et la répression de ses propres sentiments et passions au
profit de la justice furent déclarées nobles et magnifiques ainsi qu'en témoigne
l'attitude des anciens qui tenaient déjà le sens de la mesure pour la vertu virile par
excellence ; enfin l'on en vint à considérer comme souhaitable un lien réunissant tous
les peuples, un lien qui inciterait chaque peuple à mettre ses talents spécifiques au
service des autres peuples, contribuerait au progrès d'une science dont les conquêtes
seraient mises à la disposition de tous et conduirait à exprimer le plus simplement du
monde le haut et le céleste dans l'art comme dans la religion.
Aux phases de l'ascension du
genre humain correspondent celles de son déclin. Chez les peuples en décadence, c'est
d'abord le sens de la mesure qui disparaît. Ils poursuivent le singulier, se jettent
aveuglement sur ce qui est borné et insignifiant, placent ce qui est étroitement
conditionné au-dessus de ce qui est universel ; ensuite ils cherchent le plaisir, la
satisfaction des sens, ils cherchent à assouvir la haine et l'envie que leur inspire le
voisin, dans leur art, ils dépeignent d'abord l'unilatéral dont la validité se ramène
à un point de vue, ensuite ce qui est vaguement et confusément aventureux, enfin ce qui
excite les sens et irrite les nerfs, l'immoralité et le vice ; dans la religion,
l'expérience intérieure est remplacée par le formalisme ou le faste extravagant, la
différence entre bien et mal s'estompe, l'intérêt particulier passe avant l'intérêt
général, chacun court après son désir et sa ruine, et ainsi le peuple devient la proie
de son désordre intérieur ou celle d'un ennemi extérieur plus sauvage mais plus
vigoureux. Au point où j'en
suis arrivé dans l'exposé de mes convictions sur le grand et le petit,
qu'il me soit encore permis, dans cette préface, de dire que je me suis
efforcé de rassembler nombre d'informations en rapport avec l'histoire du
genre humain et que je me suis appuyé sur certaines de ces données pour me
livrer à des tentatives de poèmes ; mais les idées que je viens de
développer et les expériences accumulées au cours de ces dernières années
m'ont appris à douter de ma force, aussi laissé-je reposer ces tentatives
jusqu'au jour où elles seront parachevées ou jugées insignifiantes et
détruites." En automne 1852
Cristal de Roche, Édition Jacqueline Chambon, 1988, pp. 7-15 |