PRÉFACE A CRISTAL DE ROCHE
1852









[ Adalbert Stifter -
Bibliographie - Extrait de L'homme sans postérité ]

Il en va dans la nature intérieure, donc dans celle de l'espèce humaine, comme dans la nature extérieure. Une vie entière faite d'équité, simplicité, maîtrise de soi, pondération dans le jugement, efficacité dans son champ d'action, admiration du beau, le tout associé à une attitude calme et sereine à l'approche de la mort, voilà ce que je tiens pour grand : les puissants mouvements du cœur, le terrible surgissement de la colère, la soif de la vengeance, l'esprit enflammé qui aspire à l'action, abat, transforme, détruit et qui, dans son exaltation, ruine souvent sa propre vie, ce sont manifestations que je tiens nullement pour grandes mais pour plus petites, considérant qu'elles ne sont que des formes d'expression de forces singulières et unilatérales, tout comme les tempêtes, les montagnes crachant le feu, les tremblements de terre. Il est des forces qui tendent à sauvegarder le singulier. (...) Il y a aussi des forces qui visent à la sauvegarde de l'humanité considérée comme un tout, des forces qui, loin d'être freinées par les forces singulières, agissent au contraire comme des freins sur ces dernières. C'est la loi qui préside à ces forces, la loi d'équité, la loi morale qui veut que chacun puisse vivre parmi les autres, non point sous la menace mais dans le respect mutuel et la dignité, afin qu'il puisse accomplir sa destinée humaine, gagner l'amour et l'admiration de ses semblables et être gardé par eux comme un joyau, le fait étant que chaque homme est un joyau pour tous les autres hommes. Cette loi est présente partout où des hommes habitent parmi les hommes, et elle se manifeste dès l'instant où des hommes se dressent contre les hommes. Elle est présente dans l'amour des époux, dans l'amour des parents pour leurs enfants, des enfants pour leurs parents, dans l'amour fraternel, l'amitié, le doux penchant qui rapproche les sexes, le travail qui assure notre entretien, l'activité par laquelle on œuvre pour son cercle, pour d'autres que soi, pour l'humanité, elle est présente enfin dans l'ordre et la forme que les sociétés et les États se donnent et à travers lesquels leur existence atteint à l'accomplissement. (...) Il y a eu dans l'histoire du genre humain des mouvements qui ont orienté les esprits dans une certaine direction, vers un but dont la poursuite a modelé peu à peu la physionomie de toute une époque. Si c'est la loi d'équité, la loi morale, qui a été à l'œuvre dans ces mouvements, nous nous sentons grandis du fait de notre appartenance à l'humanité, nous nous sentons rattachés en tant qu'humains à quelque chose d'universel, nous reconnaissons ce qu'il y a de noble en l'homme et comment cela se manifeste partout où des immenses forces se sont conjuguées dans le temps et dans l'espace pour constituer un tout conforme à la raison. mais si la notion d'équité, autrement dit la loi morale, est absente de ces mouvements, si ceux-ci sont orientés vers des fins unilatérales et égoïstes, ce même chercheur, aussi puissants et grandioses que soient ces mouvements, s'en détournera pourtant, écœuré, les considérant comme quelque chose de petit, comme quelque chose qui est indigne de l'homme. (...) Si nous considérons l'humanité dans l'histoire comme un fleuve argenté coulant paisiblement vers un but éternel, nous en ressentons alors la noblesse, le caractère proprement épique. Mais aussi puissant et grandiose que soit l'effet du tragique et de l'épique, aussi efficients que soient ces caractères comme ressorts de l'art, il n'en reste pas moins que la loi morale trouve son centre de gravité le plus sûr dans les actions ordinaires et quotidiennes inlassablement répétées des hommes, car ce sont là les actions durables, les actions fondatrices, en quelque sorte les millions de radicelles de l'arbre de la vie. De même que, dans la nature, les lois universelles agissent silencieusement et sans discontinuer, de même la loi morale agit silencieusement dans les âmes, imprimant sa marque à l'incessant commerce des hommes, et tels hauts faits qui suscitent momentanément l'émerveillement ne sont que de tous petits signes de cette force universelle. Ainsi cette loi morale assure-t-elle la cohésion de l'humanité, tout comme la loi naturelle assure celle du monde.

Si les opinions sur le grand n'ont cessé de changer dans le domaine de l'histoire naturelle, il en a été de même dans celui de l'histoire morale des hommes. Au début ne comptait que ce qui tombait sous le sens, la force physique et la suprématie dans la lutte étaient prisées par-dessus tout, ensuite ce furent la bravoure et l'ardeur guerrière visant à exprimer et à transformer en actes les sentiments véhéments et les passions meurtrières inspirées par des hordes et des coteries ennemies, ensuite l'on chanta les prouesses de la tribu et la puissance du clan, entre-temps également la beauté et l'amour, de même que l'amitié et le dévouement, ensuite seulement on parvint à une vue plus large des choses : d'importantes fractions de l'humanité se donnèrent un ordre unique gouvernant les rapports entre les hommes, le droit du tout s'identifia au droit des parties, la générosité envers l'ennemi et la répression de ses propres sentiments et passions au profit de la justice furent déclarées nobles et magnifiques ainsi qu'en témoigne l'attitude des anciens qui tenaient déjà le sens de la mesure pour la vertu virile par excellence ; enfin l'on en vint à considérer comme souhaitable un lien réunissant tous les peuples, un lien qui inciterait chaque peuple à mettre ses talents spécifiques au service des autres peuples, contribuerait au progrès d'une science dont les conquêtes seraient mises à la disposition de tous et conduirait à exprimer le plus simplement du monde le haut et le céleste dans l'art comme dans la religion.

Aux phases de l'ascension du genre humain correspondent celles de son déclin. Chez les peuples en décadence, c'est d'abord le sens de la mesure qui disparaît. Ils poursuivent le singulier, se jettent aveuglement sur ce qui est borné et insignifiant, placent ce qui est étroitement conditionné au-dessus de ce qui est universel ; ensuite ils cherchent le plaisir, la satisfaction des sens, ils cherchent à assouvir la haine et l'envie que leur inspire le voisin, dans leur art, ils dépeignent d'abord l'unilatéral dont la validité se ramène à un point de vue, ensuite ce qui est vaguement et confusément aventureux, enfin ce qui excite les sens et irrite les nerfs, l'immoralité et le vice ; dans la religion, l'expérience intérieure est remplacée par le formalisme ou le faste extravagant, la différence entre bien et mal s'estompe, l'intérêt particulier passe avant l'intérêt général, chacun court après son désir et sa ruine, et ainsi le peuple devient la proie de son désordre intérieur ou celle d'un ennemi extérieur plus sauvage mais plus vigoureux.

Au point où j'en suis arrivé dans l'exposé de mes convictions sur le grand et le petit, qu'il me soit encore permis, dans cette préface, de dire que je me suis efforcé de rassembler nombre d'informations en rapport avec l'histoire du genre humain et que je me suis appuyé sur certaines de ces données pour me livrer à des tentatives de poèmes ; mais les idées que je viens de développer et les expériences accumulées au cours de ces dernières années m'ont appris à douter de ma force, aussi laissé-je reposer ces tentatives jusqu'au jour où elles seront parachevées ou jugées insignifiantes et détruites."

En automne 1852

Cristal de Roche, Édition Jacqueline Chambon, 1988, pp. 7-15