Au Nom de Dieu Clément et
Miséricordieux
Mesdames et Messieurs,
J'ai l'honneur d'évoquer ici avec vous le
souvenir d'un grand homme, orientaliste et philosophe, le regretté Henry
Corbin qui n'a pas été un simple messager de la philosophie
islamo-iranienne en Occident, mais celui qui en a si savamment découvert
les dimensions inconnues, en tout cas négligées avant les recherches
ingénieuses effectuées par lui, le long d'une vie particulièrement
fructueuse, comme vous le savez.
De nos jours, Henry Corbin est connu
dans tous les milieux universitaires et dans des centres d'études où on
s'intéresse à la philosophie en général, et à la philosophie islamique en
particulier. Son nom figure dans toutes les références données dans les
livres et des articles spécialisés et ceci non seulement dans des langues
dominantes telles que l'anglais, le français ou l'allemand, mais aussi
dans des langues comme le turc, l'arabe, le malais, le chinois, le
japonais et évidemment le persan et bien d'autres.
Tout récemment à l'automne dernier,
quelques savants yougoslaves de passage à l'université de Téhéran, nous
parlaient de Corbin, comme d'un auteur international dont l'oeuvre se lit
là où la culture atteint un niveau plus élevé que la moyenne. Ces
Yougoslaves n'étaient pas tous des philosophes, mais la plupart se
disaient linguistes, historiens, archéologues, etc. Ceci pour rappeler que
la portée de l'oeuvre de Henry Corbin est très étendue et vaste, plus que
l'on ne croit habituellement.
De toute façon, on ne peut pas négliger
les aspects multidimensionnels de son oeuvre. En effet, il est arrivé à
dépasser un certain nombre de préjugés soi-disant scientifiques, encore
admis jusqu'à ces derniers temps. Il devait démontrer que la philosophie
islamique n'a pas pris fin avec Averroès mais qu'au contraire une
tradition spirituelle de plus en plus fleurissante a pris corps dans la
plupart des pays d'Orient et surtout en Iran, s'inspirant à la fois
d'Avicenne, de Sohrawardi, et d'Ibn Arabî, une tradition pleine de
vitalité et qui s'affirme avec force et courage, même encore aujourd'hui.
La méthode de Corbin fort originale, est
en quelque sorte phénoménologique au sens large du mot, mais en même temps
basée sur une herméneutique spirituelle, très proche de ce que l'on
appelle en Iran « dévoilement des choses cachées » qui permet d'actualiser
une pensée sans en déformer l'essence, mais en la saisissant telle quelle
par une compréhension indépendante des circonstances extérieures. A ce
sujet, Henry Corbin pour éviter tout historicisme superficiel, utilise une
expression technique musicale : Progressio Harmonica en insinuant
par là, l'autoconservation spontanée et naturelle d'une véritable
tradition qui a été peut être entravée par les événements, mais qui reste
toujours vivante par elle-même. En tout cas pour la conserver, en plus de
son contenu manifeste, il faut en connaître l’élan intérieur latent et le
faire sortir dans son authenticité pour en assurer la continuité et
libérer ses possibilités encore cachées.
C’est ainsi que Corbin arrive à mettre en
valeur, dans la philosophie islamique, l'expression très particulière qui
est celle des Iraniens, pas forcément éclectique, mais cherchant à
s'harmoniser pour s'enraciner jusque dans l'héritage préislamique de
l'Iran et à s'actualiser à chaque fois par des auteurs qui en garantissent
la continuité. En ce sens, cela n’a pas été un hasard que Henry Corbin se
soit intéressé aux récits visionnaires d'Avicenne, ou aux oeuvres de
Sohrawardi et de Mollâ Sadra. En réalité Henry Corbin, comme on dit d'Ibn
Arabî, pensant à un texte de Sohrawardi dont il a été le traducteur, a été
lui-même aussi un exilé occidental, cherchant cet Orient qui l'attirait
non sur le plan géographique mais d'une manière spirituelle, voire
ésotérique. Car ce qui rend l'attitude et l'oeuvre de Corbin à la fois
très profondes et très originales, c'est qu'en plus d'une érudition
incontestable et d'ailleurs incontestée, et d'une ingéniosité sans pair,
d'un style d'écrivain remarquable, sans parler de son grand talent de
traducteur, on devine comme une expérience spirituelle personnelle chez
lui, qui attire l'attention de ses lecteurs d'aujourd'hui comme par le
passé de son vivant.
Henry Corbin par l'ensemble de son
oeuvre a montré que l'on ne comprend pas une pensée en la réduisant aux
philosophèmes en cours, moins encore en la dialectisant pour se donner
l'illusion d'une connaissance commune admise, mais tout au contraire, en
la vivant profondément et en en dévoilant le sens caché, celui qui ne se
livre que d'une manière existentielle et ne parle qu'aux passionnés, voire
aux véritables amoureux. De ce point de vue, Henry Corbin appartient à la
race de ces hommes qui se sont mis d'une certaine manière en marge de
l'histoire officielle pour la défier profondément, et pour réclamer la
part des valeurs spirituelles sans lesquelles l'humanité - sous n'importe
quelle forme que nous l'envisagions - perdra sa raison d'être et son
espoir dans un avenir, qui déjà apparaît - comme nous le voyons - de plus
en plus sombre.
Évidemment, dans notre monde de
demi-mesure, il n'est pas facile de mesurer de manière souhaitable, la
valeur d'un grand homme tel que Henry Corbin qui s'est consacré à fond à
la cause de sa passion ainsi qu'à l'héritage spirituel de tous les hommes.
Cependant, en tant qu'un de ses disciples iraniens, vu le grand service
qu'il a rendu à notre culture traditionnelle, au nom de tous ses amis
d’Iran, il me semble nécessaire d’exprimer ici tous les remerciements que
nous lui devons et de lui rendre le grand hommage qu'il a bien mérité.
Je voudrais aussi par cette même
occasion, évoquer ici le nom de la grande dame qu'est Madame Stella Corbin
; elle devait être normalement parmi nous, mais elle n'a pas pu venir, à
cause de l'âge et de sa santé. J’ai personnellement, à maintes reprises,
entendu Henry Corbin explicitement dire que son œuvre a été au fond comme
un travail commun avec elle, son épouse. Il est vraiment dommage qu’elle
ne soit pas parmi nous ! Cependant - comme en sa présence – je me fais un
grand honneur et un véritable plaisir de rendre hommage au souvenir de ce
grand orientaliste et philosophe qui a été mon maître, mon ami : Henry
Corbin.
Dr Karim Modjtahedi, Strasbourg, 4 avril 2003
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