► HENRY CORBIN ET LA RELIGION DES FIDELES D'AMOUR

Conférence du 4 avril 2003

 

 

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Dante et Cavalcanti

 

« Il est un terme dont il faut peut-être particulièrement justifier l’usage, celui de Fidèles d’amour », écrit Henry Corbin, dans son Imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ‘Arabî. Il s’en expliquera dans sa présentation du Vade-mecum des Fidèles d’Amour de Sohravardî : « Quant au mot ‘oshshâq (pluriel de ‘âshiq), ce sont littéralement les épris d’amour, les amants. C’est l’expression couramment employée pour désigner les mystiques, en tant que leur spiritualité est essentiellement une mystique d’amour » et « Fidèles d’amour (Fedeli d’amore) est le nom que se donnaient certains compagnons de Dante. C’est aussi la qualification correspondant le mieux à nos mystiques ».

            L’histoire des Fidèles d’Amour est une histoire d’Orient et d’Occident, sans qu’on puisse juger vraiment des influences éventuelles d’une tradition sur l’autre : « Certains ont pensé que, outre les influences gnostiques (la notion de Sophia, les hypostases femelles de la Sagesse et du Saint - Esprit, etc.), les « Fedeli d’Amore » doivent avoir été influencés par certains aspects du Soufisme islamique ». Mais, cette question n’a qu’un intérêt secondaire, purement historique. Il s’agit, en tout état de cause, de la même tradition. Ce qui importe est de garder présent à l’esprit, comme Henry Corbin le soulignera chaque fois qu’il parlera des Fidèles d’amour, que l’Orient dont il s’agit dans l’expérience des Fidèles d’amour, qu’ils soient orientaux ou occidentaux, n’est pas l’Orient géographique, mais l’Orient métaphysique, à savoir, en termes de géosophie, le Monde de l’Ame ou Orient, d’une part, la Terre supracéleste ou Orient de l’Ame, d’autre part.

            En revanche, ce que nous savons généralement des Fidèles d’amour en Occident se limite à ce que Dante en dit dans sa Vita Nova ou Cavalcanti dans ses Rimes.

            La mention de l’ouvrage de Luigi Valli, Il linguaggio segreto di Dante e dei « Fedeli d’amore » revient fréquemment dans l’œuvre de Henry Corbin. Il est difficile de se figurer aujourd’hui le retentissement de cet ouvrage paru à Rome en 1928, qui attira l’attention aussi bien de Julius Evola que de René Guénon. A cet égard, on pourrait se demander si Henry Corbin a eu connaissance de l’Ordre occidental des Fidèles d’Amour autrement que par cet ouvrage, qui a levé le voile en Occident sur ce qui n’était connu jusqu’alors que « dans des milieux très exclusifs », comme le dit Julius Evola, sans préciser d’ailleurs lesquels ? Il semble que non.

            Quoi qu’il en soit, la thèse de l’ouvrage de Luigi Valli a servi de révélateur et de point de départ à une réflexion sur l’Ordre des fedeli d’amore.

            Quelle est cette thèse ?

            « Les différentes « dames » célébrées par les poètes, écrit René Guénon, se rattachant à la mystérieuse organisation des « Fidèles d’Amour », depuis Dante, Cavalcanti et leurs contemporains jusqu’à Boccace et Pétrarque, ne sont point des femmes ayant vécu réellement sur cette terre ; elles ne sont toutes, sous différents noms, qu’une seule et même « Dame » symbolique, qui représente l’Intelligence transcendante (Madonna Intelligenza de Dino Compagni) ou la Sagesse divine ».

            A propos d’Ibn ‘Arabî, Henry Corbin ne dira pas autre chose : « Celle qui fut pour Ibn ‘Arabî à La Mekke ce que fut Béatrice pour Dante, fut, certes, une jeune fille réelle, mais en même temps comme telle, elle fut aussi « en personne » une figure théophanique, la figure de Sophia aeterna (la même figure que certains compagnons de Dante invoquaient comme Madonna Intelligenza) ». C’est elle qu’il nomme ailleurs l’Ange Esprit-Saint.

            Ensuite, qu’il s’agisse de Henry Corbin, de René Guénon ou de Julius Evola, ils sont les uns et les autres unanimes à repousser « les interprétations esthétiques et réalistes qui veulent rapporter tout à des femmes réelles et à des expériences d’un simple amour transposé, sublimé et hyperbolisé par le poète ». En revanche, Julius Evola conteste, lui, pour des raisons qui tiennent à sa propre expérience spirituelle, « les interprétations purement symboliques », comme celle de Guénon ou de Corbin « qui font entrer en jeu de pures abstractions doctrinales ou des personnifications d’une Gnose (« la Sainte Sagesse »), conçue comme un pouvoir d’illumination, mais sans aucun rapport réel avec la force de la féminité ».

            Voyons ce qu’en dit Henry Corbin.

            A maintes reprises, il a fait remarquer la distinction opérée par Rûzbehân Baqlî « entre les pieux ascètes ou soufis qui n’ont jamais rencontré sur leur voie l’expérience de l’amour humain, et les Fidèles d’amour pour qui l’expérience d’un culte d’amour voué à un être de beauté est l’initiation nécessaire à l’amour divin et en reste inséparable .

            « Ce que j’ai pour Sophie, c’est de la religion – pas de l’amour. L’amour absolu, indépendant du cœur, fondé sur la foi, est religion », écrivait Novalis dans un fragment philosophique bien connu de 1797.

            L’histoire des Fidèles d’amour est d’abord l’histoire d’une religion divine, qui n’est nullement dirigée contre la religion extérieure – « La doctrine des « Fidèles d’Amour », rappelle René Guénon, n’était nullement anti-catholique » – mais, pour reprendre une expression de Henry Corbin, elle est une religion « où chaque être humain est orienté à la recherche de son guide personnel ».

            On ne peut donc tenir la religion des Fidèles d’amour pour une expérience « hétérodoxe », encore moins pour une expérience mystique.

            Elle est une tradition initiatique : « Les expériences qu’ils ont rapportées, écrit Julius Evola, au sujet des Fidèles d’amour, doivent être ramenées aux Mystères de la Femme ; elles avaient essentiellement lieu à un niveau hypersensible et étaient pourvues d’un caractère initiatique ». Et elle l’est en ce sens qu’elle ne prétend pas aboutir à un paradis terrestre, mais bien au paradis céleste, en d’autres termes non pas à l’Orient, mais à l’Orient de l’âme, et au-delà encore à l’Orient de l’être, à l’Etre, à l’Un-unifique.

            Que la religion des Fidèles d’amour, d’Orient aussi bien que d’Occident, soit également une religion secrète, c’est ce qui n’avait pas échappé à Henry Corbin : « Les ‘Oshshâq mystiques iraniens et les « Fidèles d’amour », compagnons de Dante, professent une religion secrète qui, pour être libre de dénomination confessionnelle, ne leur est pas moins commune ». Julius Evola, de son côté, en parle comme d’un « Ordre secret d’initiés ».

            Enfin, si ce dernier affirme que « les nombreuses dames chantées par les poètes, à partir de Dante, sous quelque nom qu’elles fussent connues, étaient seulement une, l’image de la sainte Sagesse, de la Gnose, c’est-à-dire d’un principe d’illumination, de salut, de connaissance transcendante », il reconnaît aussi que « le rôle que jouait la femme réelle dans de telles expériences demeure une question non résolue ».

            Pour Henry Corbin « les Figures contemplées par les « Fidèles d’amour » pouvaient parfaitement être des Figures concrètes et terrestres et pourtant n’être visibles que pour eux seuls. », ou encore « ce que les Fidèles d’amour voyaient, c’était à la fois l’Ange Intelligence - Sagesse et telle figure terrestre, mais cette simultanéité n’était actuelle et visible que pour chacun d’eux ».

            On se trouve ici en présence d’une parmi de nombreuses interrogations qui demeurent à propos des Fidèles d’amour.

 *

             « On serait tenté de conclure, à la suite de Corbin, que le « monde imaginal » offre à l’homme le plus haut degré de contemplation de l’Etre divin qu’il puisse connaître. Une contemplation somme toute imparfaite : pour sublime qu’elle soit, la théophanie sous forme imaginale n’en est pas moins formelle et ne saurait, par conséquent, réfléchir l’Incréé ». A cette réflexion de Claude Addas, Henry Corbin avait répondu par anticipation, en affirmant : « Il n’est pas sûr que tienne le dilemme entre rencontre du Dieu suprême personnel ou expérience de quelque Absolu dépersonnalisé ou impersonnel ».

            Pourtant on oppose volontiers et non sans raison l’expérience spirituelle de Mansûr Hallâj, le « martyr mystique de l’islam », comme l’appelait Louis Massignon, à celle de « l’Unicité de l’Etre » (Wahdat al-wujûd), selon Ibn ‘Arabî. On y ajoutera donc la position de Henry Corbin pour qui c’est « la méditation angélique qui est la forme même, nécessaire et chaque fois unique, de la révélation de la déité cachée et inaccessible… ».         

            Il y a donc une dimension mystique (mais pas au sens où le comprenait René Guénon) où il est question d’un « Dieu connu, Dieu aimé », selon l’expression de Robert Amadou, ainsi que de « la beauté sans visage du Christ » C’est ainsi que pour Louis Massignon « ce n’est qu’à travers la souffrance mortelle de l’épreuve désirée qu’il [le saint] peut accéder à l’Union à l’Un, à l’Essence divine désarmée, esseulée, nue ».

            Il y a une dimension « théosophique » où il est question du même Dieu connu et aimé, mais qui ne peut être connu et aimé que par les « théophanies », c’est-à-dire par la médiation d’une Figure, ou Forme humaine. C’est ce dont témoigne Rûzbehân Baqlî, pour qui « le sens caché de la Forme humaine, c’est la théophanie primordiale : Dieu se révélant à soi-même dans la Forme adamique, l’Anthropos céleste évoqué dans la prééternité, et qui est sa propre image ».

            Enfin, il y a une dimension extatique, pour laquelle, comme le dit  le Traité de l’Unité, dit d’Ibn ‘Arabî, à propos de l’Etre Réel : « Il voit Son existence par Son existence ».

            S’agissant des Fidèles d’amour, si l’on peut affirmer qu’ils n’empruntent pas la voie mystique, ils s’inscrivent assurément dans l’une ou l’autre de ces deux dernières dimensions. Mais, seul un fidèle d’amour pourrait trancher. On s’en tiendra alors, modestement, à une certitude, à savoir que dans l’ordre de la Fidélité d’amour, c’est bien le sujet de l’expérience qui possède la qualité masculine :

            « Tandis que l’âme joue le rôle de la femme comme « fiancée » de l’époux céleste, dans toute cette littérature (…), dans la légende et dans le mythe, les rôles s’invertissent, parce que c’est le sujet de l’expérience qui possède la qualité masculine ».

            C’est la raison pour laquelle l’expérience des Fidèles d’amour ne peut pas être de l’ordre de la mystique et qu’elle est sans doute une expérience théosophique, à la manière dont on parle de la Kabbale « théosophique », pour la distinguer de la Kabbale « extatique ». Or, la Kabbale « théosophique », inspirée par le Zohar, est dite descendante, parce qu’elle prétend à une unification de l’homme et de la « présence divine », la Che’hina, à l’image de l’union du Saint Beni soit-il et de la Che’hina.

L’homme → Che’hina → Dieu

             Par ailleurs, « il incombe à l’homme d’être « mâle et femelle », toujours, afin que sa foi puisse rester inébranlable et que la Présence divine [la Chekhina] ne l’abandonne jamais. Tu pourrais demander : qu’en est-il de l’homme qui part en voyage et qui, loin de sa femme, cesse d’être « mâle et femelle » ? Cet homme, avant de se mettre en route, alors qu’il est encore « mâle et femelle », doit prier Dieu pour attirer à lui la Présence de son Maître. Quand il a prié et rendu grâces, tandis que repose sur lui la Présence divine, alors il peut partir car, grâce à son union avec la Présence divine, il est à présent mâle et femelle dans la campagne de même qu’il était mâle et femelle dans la ville ».

L’épouse → L’époux → Che’hina

            L’exemple du Zohar incline par conséquent à penser que l’expérience de la Fidélité d’Amour est bien une expérience « théosophique » :

            « Deux, ils ne le sont plus, mais Henri et Mathilde / Sont l’un à l’autre unis en une même image », écrit Novalis, dans Henri d’Ofterdingen.

            Toutefois, rien ne laisse supposer qu’elle se limite à l’expérience des théophanies formelles et que le fidèle d’amour, c’est-à-dire l’adepte de la Fidélité amoureuse, qui a atteint l’Orient de l’âme, ne pourrait connaître une expérience de l’ordre des théophanies informelles ? C’est même l’inverse que nous enseigne l’exemple, cette fois, du Ibn ‘Arabî des Illuminations Mecquoises ? Voir Novalis et Ibn 'Arabî