Le
chantre de la lumière cachée par
Charles Le Brun
C'est
ainsi qu’Armel Guerne, au mois d’avril 1975, me dédicaçait sa traduction
des Œuvres
complètes
de Novalis. Il savait à qui il parlait. Il savait de qui il parlait. Et il
savait pourquoi. Moi seul l’ignorais encore. En m’incitant à lire ces
pages, il me donnait une clef. De celles qui n’ouvrent que les bonnes
portes. Au bon moment. Elle m’a servi depuis et d’autres sont venues qui
n’eussent point fonctionné sans ce premier passage.
Car – et ses amis le savent bien – il n’était pas de ceux qui écrivent ou
parlent pour ne rien dire. De l’auteur des Hymnes à la Nuit, il
disait parfois qu’il l’avait aidé à « tenir » dans les geôles de la
Gestapo. Ce qui laisse à penser que l’écriture peut devenir vivante
lorsqu’elle cesse d’être uniquement littéraire et se met au service de
l’esprit.
Parmi les poètes, Guerne attribuait à Novalis la première place, la plus
haute, la plus noble, pour la simple raison que dans cette œuvre, la
poésie cesse d’être un ornement pour atteindre à la vision métaphysique du
monde. Ce que les professeurs n’enseignent point. Il avait reconnu en la
personne du jeune Saxon le chantre inspiré d’une lumière cachée – la
lumière de la nature – héritier direct des Bœhme et des Paracelse ;
celui qui, de tout l’enthousiasme de sa brève existence, avait tenté de
retrouver l’unité perdue d’une Europe vieillie, saturée de doutes et
menacée dans son intégrité par les séductions trompeuses d’un progrès
bientôt tout-puissant ; celui enfin qui notait dans ses carnets cette
phrase étonnamment révélatrice : « Ne devrais-je pas remercier Dieu de ce
qu’il m’a révélé de si bonne heure ma vocation d’éternité ? »
Plus que Rimbaud, le voleur de feu ; que Hölderlin, le forgeron du verbe ;
ou que Nerval – son frère pourtant, mais étrangement retenu à l’orée du
mystère, Novalis croyait à la restauration de l’âme. Cette restauration,
il la nommait magnifiquement la « conversion à la nuit ». Nuit prophétique
qui n’est pas le contraire du jour, qui abrite aussi ses constellations et
dont les alchimistes ont toujours enseigné qu’il faut la déchiffrer si
l’on veut parvenir, tout au bout du chemin, au Magistère.
Armel Guerne ne fut pas ignorant de ces choses. Loin de là. Et ce n’est
pas gratuitement qu’il écrivait : « Tout le visible est encre à
l’invisible main »
(Le Jardin colérique,
Phébus, Paris, 1977).
De fait,
les textes qu’il a laissés sont remplis de signes dont les disciples
d’Hermès n’auront aucun mal à interpréter le sens. Mais les autres ? Les
professionnels de l’écriture et de la critique, ces lourds pédants
outrecuidants et péremptoires, imperméables aux bonds légers de la grâce
et que Nietzsche appelait les Philistins de la pensée ? Tous ces hommes
assis, accablés de savoirs et de doutes, prudents comme des renards,
vaniteux comme des paons mais surtout, SURTOUT, triplement enfermés dans
le sarcophage de l’érudition – ce monstre insatiable et glacé dont les
viscères n’ont jamais amassé que la mort – tous ces hommes de cabinet, ces
philologues, ces psychologues, maîtres en leurs disciplines si souvent
discutables, si rarement discutées ? Eh bien ! ceux-là n’accèderont pas au
Secret pour ne l’avoir jamais seulement pressenti, enfermés, verrouillés,
cadenassés qu’ils sont dans les prisons de l’intelligence et de la
raison ; pour ne s’être pas demandés si le cœur, par hasard, n’avait pas
son mot à dire dans l’auscultation de la nature – cette porte ouverte sur
ce qu’aucun langage ne peut saisir. La Nature : l’encre dont Dieu se sert
pour parler aux hommes ; ce
Liber
mundi
du lumineux Moyen-âge dont le grand Paracelse, tout comme Novalis, trois
cents ans plus loin, s’était fait non seulement l’annonciateur mais aussi
et surtout le révélateur.
Commentant les pages de ce Livre, le Prince des deux médecines, comme il
se désignait soi-même, concluait : « Dieu les a écrites Lui-même,
fabriquées, reliées et pendues aux chaînes de son atelier de reliure. En
elle, ni fausseté, ni tromperie, ni erreur, ni séductions, ni défauts. Et
si, néanmoins, quelque chose d’elles est rapporté sur le papier, c’est la
Lumière de la Nature qui doit prodiguer l’instruction et non l’homme »
(Quatre traités de Paracelse,
Dervy, 1992).
Avis aux cuistres solennels de l’Université et à ceux qui, derrière, dans
l’ombre – dans les ténèbres devrait-on dire – à leur insu bien sûr, leur
soufflent les contre-valeurs dont la majorité des locataires du globe,
depuis tantôt deux siècles, a fait son pain quotidien. Pour sa perte. Car
les cycles de l’humanité ont aussi leur fin avant que ne revienne l’Age
d’Or.
NOVALIS l’admirable par Jean Moncelon
Tout est admirable dans la vie de
Novalis.
Son nom, tout d’abord, Novalis,
pseudonyme de Friedrich von Hardenberg, « nom quasi-parfait », selon
l’expression de son principal traducteur en France, Armel Guerne, « nom
merveilleux qui devient à lui seul, déjà, rien qu’à l’entendre, comme le
signe clair et presque, dirons nous, la clef du grand mystère de cette
âme latine dans son corps allemand et son verbe germain. » Mais aussi
son visage, d’une beauté singulière, certes « de cette espèce qui ne plaît
pas à la foule », mais dont Tieck dira qu’elle faisait de Novalis « la
plus pure et la plus séduisante incarnation d'un esprit hautement
immortel. » Admirables furent ses amours - Sophie, Julie -, ou mieux
encore sa vocation à l’Amour qu’il réalisera de la manière qu’il
avait pressentie, en 1797 : « L’amour peut, par le vouloir absolu, se
muer en religion. C’est par la mort seulement que l’on devient digne de
l’Etre suprême ». Et sa mort, justement, est admirable, comme en
témoignera Friedrich Schlegel : « Il est certain qu’il n’a eu aucun
pressentiment de sa mort, et il est à vrai dire à peine croyable de mourir
d’une manière si douce et si belle. Pendant tout le temps que je l’ai vu,
il a été d’une sérénité qui passe toute description, et quoique sa grande
faiblesse l’empêchât beaucoup de parler lui-même, le dernier jour, il prit
part à toutes choses de la manière la plus aimable, et il m’est précieux
par dessus tout d’avoir encore pu le voir ».
Tout comme son œuvre est admirable, que
ce soit ses essais, dont il faut retenir les incomparables Disciples à
Saïs, ou encore Foi et Amour, que ce soit ses fragments
philosophiques, inaugurés très tôt, par cette déclaration qui est tout un
programme : « Le véritable acte philosophique est le meurtre de soi »,
ainsi que ses Fragments mathématiques – « La vie suprême est
mathématique » - que ce soit son unique roman, inachevé, Henri
d’Ofterdingen, et surtout ses Hymnes à la Nuit qui constituent
l’un des sommets de la poésie occidentale.
Admirable, enfin, son expérience
spirituelle, d’une rare intensité, et qui ne peut guère se comparer, en
Occident du moins, qu’à celle d’un Dante, ce pèlerinage intérieur
qui conduira Novalis, après la mort de Sophie, jusqu’à l’Orient de son
âme : « C’est vers l’intérieur que va le chemin mystérieux », a-t-il écrit
dans une formule célèbre. On pense ici à Armel Guerne évoquant « le chemin
secret [qui], même s’il passe par Hemsterhuis, Jacob Boehme ou von
Helmont, conduit finalement à Paracelse et de là, à l’intérieur de tout
être ».
Novalis fut un poète, indubitablement, et même « le poète suprême », comme
l’écrira Armel Guerne : « Non le plus grand. Le plus naturellement
surnaturel de tous, le plus lucide ; non pas le plus éblouissant dans le
visible de ses œuvres, mais le plus transparent, divinement, dans la
substance de leur être ; donc le plus vrai ». « Poète omniscient »,
également, ce en quoi il fut aussi un théosophe qui accomplira sa
vocation à l’amour, en très peu d’années, et portera à sa plénitude un
destin lumineux, inscrit dans son nom, dont les étoiles ou les Orients
se nomment Sophie, Julie-Mathilde et Christus.
Vocation, destin qu’il nous confie comme
un viatique.
C’est ainsi que le premier enseignement
de la vie de Novalis se trouve sans doute dans sa mort. Aucun autre destin
que le sien n’illustre mieux qu’il faut mourir en ce monde une première
fois, pour en sortir vivant. C’est même cela atteindre son
Orient, une fois accomplie sa vocation, qui est fondamentalement
vocation à l’Amour. Et le second enseignement de son existence est qu’il
ne suffit pas de mourir en ce monde pour renaître à la Vie, mais qu’il
faut aussi y avoir été transfiguré, en ayant traversé cet Orient
majeur qui est l’Orient de l’âme, au terme d’une expérience qui est
non moins fondamentalement expérience de la délivrance : « Chaque
homme peut par sa moralité, provoquer son jour du Jugement. Le
règne millénaire est et se perpétue toujours parmi nous. Les meilleurs
d’entre nous, qui déjà du temps de leur vie ont atteint au monde
spirituel, ne meurent qu’en apparence ; ils se laissent seulement mourir
en apparence. Celui qui ne parvient point
ici à la perfection, y parvient peut-être au-delà – ou il lui faut
commencer une nouvelle fois une carrière terrestre.
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