
Faut-il être
écrivain pour être traducteur ?
On ne peut pas être
traducteur sans être écrivain, tout au moins quand
on fait des traductions de grandes œuvres. Parce que
l'essentiel du problème et la solution de ce
problème se passent uniquement dans le patrimoine de
la langue dans laquelle on publie cette traduction.
Dans le patrimoine original, c'est-à-dire dans la
langue de l'auteur, les problèmes et les rapports de
l'individu avec le génie de sa langue sont résolus.
Le texte est là. Il est fixé. On a tout le temps
qu'il faut pour l'examiner. Par contre, les
exigences du génie de la langue dans laquelle on va
proposer cette œuvre, les équivalences à trouver, la
qualité sonore, harmonique, les images, la rigueur
du sens, enfin les mille ressources qu'on peut
mettre au service d'une œuvre sont à découvrir et à
pratiquer à l'intérieur de la langue qu'on écrit.
Autrement dit, on ne peut pas traduire si l'on n'est
pas d'abord un écrivain. Et l'on ne peut, bien
entendu, pas traduire un poète, si l'on n'est pas
avant tout, un poète ; et je dirais : un poète égal
en ambition sinon en dimension à celui avec lequel
on se trouve en affinité.
Mais il n'y a pas
que la poésie, il y aussi l'essai, le roman.
Tout dépend de ce
que vous appelez un roman. S'il s'agit d'une œuvre,
si le roman a été le mode d'expression d'une
entreprise de l'esprit, il est évident qu'il faut
être, à son tour, un grand écrivain pour transmettre
ce roman. Est-ce que vous appelez Moby Dick
un roman ?
Un roman d'une
certaine ambition, je dirais même un poème lyrique.
Bien ! Par
conséquent il faut être un poète lyrique pour écrire
en français Moby Dick. De plus, il faut être
aussi un marin, parce qu'il y a cette particularité
que la langue anglaise, qui est la langue d'une île,
est une langue à l'intérieur de laquelle le langage
marin est tout à fait identique au langage de tous
les jours, alors que notre français est une langue
assez étrange à l'intérieur de laquelle il y a une
quantité de langages particuliers. Le langage de la
mer, en particulier, en est un. Mais aussi le
langage de la marine, le langage des métiers, les
argots de toutes les catégories sociales ou de tous
les niveaux d'occupation, les argots techniques… On
dit une langue : il y a cent langues ou cent
langages à l'intérieur d'une langue, et, bien
entendu, un auteur à l'origine utilise
certains de ces langages et il faut les transposer,
et par conséquent être familiarisé avec ces
différents langages ce qui rend le métier de
traducteur infiniment plus difficile, exigeant
beaucoup plus de technique et d'amour que la
profession d'auteur qui n'est rien du tout puisque à comprendre ce qu'on voit, n'importe qui est
l'auteur de n'importe quoi aujourd'hui.
La traduction de
l'allemand, des Romantiques, de Novalis doit poser
des problèmes différents.
Bien entendu !
Seulement toute la question, ici, dans ce problème
est la même d'ailleurs que dans bien des domaines,
il s'agit, au fond, des questions que l'on se pose :
quels sont les problèmes à résoudre ?
Donc, si au départ
on n'est pas un écrivain éprouvé, un homme qui
connaît à fond son métier, on ne se pose pas les
bonnes questions. Je connais des traducteurs qui
croient être arrivés au comble des combles
lorsqu'ils se posent une question de vocabulaire :
comment va-t-on traduire telle formule britannique
ou germanique dans notre langue française. Bien
entendu, il faut résoudre ces problèmes, il est
indispensable de les résoudre et, autant que
possible, d'une façon heureuse. Mais c'est à partir
du moment où tous ces problèmes sont résolus que se
pose le problème de l'écriture de la traduction,
c'est-à-dire que c'est une création triple.
Pour moi, c'est
très simple. Pourvu que l'œuvre ait une qualité
suffisante, un génie, qui fait qu'elle se rapproche
du génie de sa langue et qu'elle a un esprit en soi,
le texte que nous avons permet au futur traducteur
de remonter à l'intérieur de l'esprit, du cœur ou de
l'âme de l'auteur jusqu'au moment où, concevant les
choses, il a choisi, sans savoir pourquoi la plupart
du temps, tel mot plutôt que tel autre pour exprimer
telle ou telle image, notion, idée, etc. Se
remettant dans cette position, on redescend à son
tour à l'intérieur du génie ou du patrimoine
proprement français, et à son tour on trouve le mot,
l'image, la chose au niveau qui convient de manière
à la faire retentir et à faire en sorte qu'elle
provoque ce qu'elle a provoqué dans la langue
originale sur la sensibilité du lecteur.
Vous considérez
qu'on ne peut pas être écrivain sans faire de
traduction.
Oui, ça c'est la
grande accusation que j'ai à porter contre les
auteurs contemporains, d'abord à cause de mes amis
Romantiques, car il est incroyable, quand on regarde
comment ont vécu tous ces gens parmi lesquels il y
avait une quantité énorme de professeurs
d'Université, de Faculté, etc., d'histoire,
d'archéologie, de philosophie… et tous ces gens
étaient Romantiques. Il y a eu une science
romantique, une philosophie romantique, une religion
romantique, or ils ont tous travaillé à traduire en
allemand les grandes œuvres du patrimoine de
l'Humanité ; les uns et les autres, ils ont fait des
traductions qui sont des chefs-d'œuvre. Autrement
dit, leur patrimoine ayant besoin de s'enrichir, ils
ne réagissaient pas vis-à-vis de lui avec cet
égoïsme et cette indifférence catastrophique chez
les petits garçons qu'on appelle les auteurs
français contemporains, qui sont vraiment de tout
petits garçons qui ne peuvent pas quitter leur
nombril. Or, si ces gens étaient vraiment, comme on
doit l'être lorsqu'on prend la peine d'écrire, au
service de l'esprit, il n'est pas pensable, qu'ayant
mis au point de par leur humeur, leur goût ou leurs
tendances et leurs habiletés personnelles une
technique et un domaine, ils ne trouvent pas, dans
un domaine analogue d'un pays voisin, une œuvre qui
enrichirait notre patrimoine. Autrement dit, s'ils
étaient écrivains et s'ils étaient des auteurs au
service de l'esprit, il est certain que la majorité
d'entre eux aurait essayé de transmettre, de
traduire, c'est-à-dire de faire respirer des choses
qui sont enfermées à l'intérieur des parois de leur
langue initiale.
Extrait d’un entretien radiophonique avec Pierre
Jeancard, enregistré le 3 juin 1975
Voyez-vous, il y a
cette race que l'on appelle "les professeurs",
qui règne partout maintenant, les maisons d'édition,
chez les critiques littéraires, dans les journaux,
etc., qui sont de très braves gens, généralement
très cultivés, qui ont passé leur vie à apprendre
une langue que l'on qualifie d'étrangère, l'allemand
par exemple, mais qui n'ont jamais eu l'occasion
d'apprendre le français qui est une langue
admirable, une langue qui est en train de fiche le
camp, qui est probablement une langue morte à
l'heure qu'il est, mais qu'il y a encore quelques
êtres avec lesquels je vis encore, qui la
pratiquent, qui y participent, qui savent ce qu'elle
est. Et cette mesure spirituelle, merveilleuse avec
ses e muets, avec ses scansions, avec ses
exigences raisonnables est un instrument tel que la
traduction, finalement, quand on a affaire à des
poètes de dimension universelle comme Hölderlin ou
Novalis, est un bénéfice pour eux.
Je pense que de
pouvoir, d'arriver une fois —on n'arrive pas
souvent, on arrive quelquefois— à traduire, en
français, un poème allemand d'Hölderlin ou un texte
de Novalis, s'il est bien traduit, a beaucoup plus
de vertu à l'intérieur de la langue française qu'il
n'en a à l'intérieur de la langue originale. Vous
savez, l'allemand est une drôle de langue, avec le
verbe à la fin de la phrase, qui appelle le soleil
"la soleil", la lune "le lune",
qui inverse les choses et qui a un cheminement,
disons, paradoxal. Enfin, c'est un cas unique dans
l'ensemble des langues européennes et à repasser
sous le contrôle dix fois, mille fois plus
exigeant de la langue française, le cheminement
spirituel de ces génies, quand, par hasard, on
réussit l'exploit, c'est leur faire gagner quelque
chose que leur langue ne leur permettait plus
d'atteindre.
Quelquefois, je dis
bien, parce qu'on perd beaucoup, on gagne un peu, ça
dépend des endroits, ça dépend des moments, et puis
ça dépend aussi des lecteurs. Il faudrait qu'il y en
eût ! Et la question est de savoir s'il y en a. Là
aussi, je suis un peu amer de penser que ce pays,
lorsque j'étais dans la clandestinité et que je me
cachais de maison en maison, la nuit, le jour, pour
faire des opérations de temps en temps, je me suis
trouvé chez des femmes qui fabriquaient des paniers
d'osier, je me suis trouvé chez des gardes-barrière,
des cheminots, je me suis trouvé chez des gens d'une
simplicité totale. Dans aucune de ces maisons, en
France, perdues dans le fond des campagnes, je ne me
suis trouvé privé de lecture. Il y avait toujours
quelque chose que je pouvais lire, soit au grenier,
soit à la cave, soit dans une malle, etc.
Mais aujourd'hui,
dans les appartements des français moyens ou
supérieurs, des cadres comme on dit, et des
cadres à l'intérieur desquels on cherche où est le
portrait —quelle drôle d'idée d'appeler des chefs
des cadres ! Enfin, bon, c'est la mode, n'en
parlons plus !— mais si ces cadres à l'intérieur
desquels on
ne trouve pas de visage, à l'intérieur de
l'appartement, pas de livres. Les enfants lisent des
bandes dessinées ou regardent la télévision et ça
s'arrête là. C'est dommage pour le peuple qui a été
l'un des plus cultivés de la Terre d'en être arrivé
à ce point-là. Remarquez que moi personnellement je
ne suis pas surpris ; j'ai toujours supposé que la
civilisation moderne serait beaucoup plus
dommageable pour un peuple aussi évolué que le
Français, qui savait manger, qui savait aimer, qui
savait goûter que pour d'autres peuples qui ne
savaient rien parce qu'ils s'adaptent mieux —nous
nous adaptons très mal— mais il faudrait de temps en
temps y veiller, non ?
Extrait d’un entretien radiophonique à
Bordeaux-Aquitaine, enregistré au Moulin de Tourtrès,
le 17 juillet 1972 à 20 h 15 |