Les Cahiers du Moulin

Armel Guerne parle de la traduction

 

Extraits d’entretiens radiophoniques

 

 

 

 

 

 

 

 

SOMMAIRE

 

 

 

Un chant fidèle, par Jean-Pierre Sicre

 

 

Les Romantiques allemands, présentés par Armel Guerne

Femmes romantiques allemandes, par Jean Moncelon

Pour que les écrivains continuent à vivre…, Par Hubert Villard

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Il faut beaucoup d’amour

pour traduire bien,

et des affinités qu’on ne commande pas.

Armel Guerne

 

 

 

 

 

 

J’ai connu des écrivains obtus et même bêtes. Les traducteurs, en revanche, que j’ai pu approcher étaient plus intelligents et plus intéressants que les auteurs qu’ils traduisaient.

C’est qu’il faut plus de réflexion pour traduire que pour « créer ».

Cioran, Tares

La Délirante n° 8, été 1982

 

 

Faut-il être écrivain pour être traducteur ?

 

On ne peut pas être traducteur sans être écrivain, tout au moins quand on fait des traductions de grandes œuvres. Parce que l'essentiel du problème et la solution de ce problème se passent uniquement dans le patrimoine de la langue dans laquelle on publie cette traduction. Dans le patrimoine original, c'est-à-dire  dans la langue de l'auteur, les problèmes et les rapports de l'individu avec le génie de sa langue sont résolus. Le texte est là. Il est fixé. On a tout le temps qu'il faut pour l'examiner. Par contre, les exigences du génie de la langue dans laquelle on va proposer cette œuvre, les équivalences à trouver, la qualité sonore, harmonique, les images, la rigueur du sens, enfin les mille ressources qu'on peut mettre au service d'une œuvre sont à découvrir et à pratiquer à l'intérieur de la langue qu'on écrit. Autrement dit, on ne peut pas traduire si l'on n'est pas d'abord un écrivain. Et l'on ne peut, bien entendu, pas traduire un poète, si l'on n'est pas avant tout, un poète ; et je dirais : un poète égal en ambition sinon en dimension à celui avec lequel on se trouve en affinité.

 

Mais il n'y a pas que la poésie, il y aussi  l'essai, le roman.

 

Tout dépend de ce que vous appelez un roman. S'il s'agit d'une œuvre, si le roman a été le mode d'expression d'une entreprise de l'esprit, il est évident qu'il faut être, à son tour, un grand écrivain pour transmettre ce roman. Est-ce que vous appelez Moby Dick un roman ?

 

Un roman d'une certaine ambition, je dirais même un poème lyrique.

 

Bien ! Par conséquent il faut être un poète lyrique pour écrire en français Moby Dick. De plus, il faut être aussi un marin, parce qu'il y a cette particularité que la langue anglaise, qui est la langue d'une île, est une langue à l'intérieur de laquelle le langage marin est tout à fait identique au langage de tous les jours, alors que notre français est une langue assez étrange à l'intérieur de laquelle il y a une quantité de langages particuliers. Le langage de la mer, en particulier, en est un. Mais aussi le langage de la marine, le langage des métiers, les argots de toutes les catégories sociales ou de tous les niveaux d'occupation, les argots techniques… On dit une langue : il y a cent langues ou cent langages à l'intérieur d'une langue, et, bien entendu,  un auteur à l'origine utilise certains de ces langages et il faut les transposer, et par conséquent être familiarisé avec ces différents langages ce qui rend le métier de traducteur infiniment plus difficile, exigeant beaucoup plus de technique et d'amour que la profession d'auteur qui n'est rien du tout puisque à comprendre ce qu'on voit, n'importe qui est l'auteur de n'importe quoi aujourd'hui.

 

La traduction de l'allemand, des Romantiques, de Novalis doit poser des problèmes différents.

 

Bien entendu ! Seulement toute la question, ici, dans ce problème est la même d'ailleurs que dans bien des domaines, il s'agit, au fond, des questions que l'on se pose : quels sont les problèmes à résoudre ?

Donc, si au départ on n'est pas un écrivain éprouvé, un homme qui connaît à fond son métier, on ne se pose pas les bonnes questions. Je connais des traducteurs qui croient être arrivés au comble des combles lorsqu'ils  se posent une question de vocabulaire : comment va-t-on traduire telle formule britannique ou germanique dans notre langue française. Bien entendu, il faut résoudre ces problèmes, il est indispensable de les résoudre et, autant que possible, d'une façon heureuse. Mais c'est à partir du moment où tous ces problèmes sont résolus que se pose le problème de l'écriture de la traduction, c'est-à-dire que c'est une création triple.

Pour moi, c'est très simple. Pourvu que l'œuvre ait une qualité suffisante, un génie, qui fait qu'elle se rapproche du génie de sa langue et qu'elle a un esprit en soi, le texte que nous avons permet au futur traducteur de remonter à l'intérieur de l'esprit, du cœur ou de l'âme de l'auteur jusqu'au moment où, concevant les choses, il a choisi, sans savoir pourquoi la plupart du temps, tel mot plutôt que tel autre pour exprimer telle ou telle image, notion, idée, etc. Se remettant dans cette position, on redescend à son tour à l'intérieur du génie ou du patrimoine proprement français, et à son tour on trouve le mot, l'image, la chose au niveau qui convient de manière à la faire retentir et à faire en sorte qu'elle provoque ce qu'elle a provoqué dans la langue originale sur la sensibilité du lecteur.

 

Vous considérez qu'on ne peut pas être écrivain sans faire de traduction.

 

Oui, ça c'est la grande accusation que j'ai à porter contre les auteurs contemporains, d'abord à cause de mes amis Romantiques, car il est incroyable, quand on regarde comment ont vécu tous ces gens parmi lesquels il y avait une quantité énorme de professeurs d'Université, de Faculté, etc., d'histoire, d'archéologie, de philosophie… et tous ces gens étaient Romantiques. Il y a eu une science romantique, une philosophie romantique, une religion romantique, or ils ont tous travaillé à traduire en allemand les grandes œuvres du patrimoine de l'Humanité ; les uns et les autres, ils ont fait des traductions qui sont des chefs-d'œuvre. Autrement dit, leur patrimoine ayant besoin de s'enrichir, ils ne réagissaient pas vis-à-vis de lui avec cet égoïsme et cette indifférence catastrophique chez les petits garçons qu'on appelle les auteurs français contemporains, qui sont vraiment de tout petits garçons qui ne peuvent pas quitter leur nombril. Or, si ces gens étaient vraiment, comme on doit l'être lorsqu'on prend la peine d'écrire, au service de l'esprit, il n'est pas pensable, qu'ayant mis au point de par leur humeur, leur goût ou leurs tendances et leurs habiletés personnelles une technique et un domaine, ils ne trouvent pas, dans un domaine analogue d'un pays voisin, une œuvre qui enrichirait notre patrimoine. Autrement dit, s'ils étaient écrivains et s'ils étaient des auteurs au service de l'esprit, il est certain que la majorité d'entre eux aurait essayé de transmettre, de traduire, c'est-à-dire de faire respirer des choses qui sont enfermées à l'intérieur des parois de leur langue initiale.

 

Extrait d’un entretien radiophonique avec Pierre Jeancard, enregistré le 3 juin 1975

 

 

Voyez-vous, il y a cette race que l'on appelle "les professeurs", qui règne partout maintenant, les maisons d'édition, chez les critiques littéraires, dans les journaux, etc., qui sont de très braves gens, généralement très cultivés, qui ont passé leur vie à apprendre une langue que l'on qualifie d'étrangère, l'allemand par exemple, mais qui n'ont jamais eu l'occasion d'apprendre le français qui est une langue admirable, une langue qui est en train de fiche le camp, qui est probablement une langue morte à l'heure qu'il est, mais qu'il y a encore quelques êtres avec lesquels je vis encore, qui la pratiquent, qui y participent, qui savent ce qu'elle est. Et cette mesure spirituelle, merveilleuse avec ses e muets, avec ses scansions, avec ses exigences raisonnables est un instrument tel que la traduction, finalement, quand on a affaire à des poètes de dimension universelle comme Hölderlin ou Novalis, est un bénéfice pour eux.

 

Je pense que de pouvoir, d'arriver une fois —on n'arrive pas souvent, on arrive quelquefois— à traduire, en français, un poème allemand d'Hölderlin ou un texte de Novalis, s'il est bien traduit, a beaucoup plus de vertu à l'intérieur de la langue française qu'il n'en a à l'intérieur de la langue originale. Vous savez, l'allemand est une drôle de langue, avec le verbe à la fin de la phrase, qui appelle le soleil "la soleil", la lune "le lune", qui inverse les choses et qui a un cheminement, disons, paradoxal. Enfin, c'est un cas unique dans l'ensemble des langues européennes et à repasser sous le contrôle dix fois, mille fois plus exigeant de la langue française, le cheminement spirituel de ces génies, quand, par hasard, on réussit l'exploit, c'est leur faire gagner quelque chose que leur langue ne leur permettait plus d'atteindre.

 

Quelquefois, je dis bien, parce qu'on perd beaucoup, on gagne un peu, ça dépend des endroits, ça dépend des moments, et puis ça dépend aussi des lecteurs. Il faudrait qu'il y en eût ! Et la question est de savoir s'il y en a. Là aussi, je suis un peu amer de penser que ce pays, lorsque j'étais dans la clandestinité et que je me cachais de maison en maison, la nuit, le jour, pour faire des opérations de temps en temps, je me suis trouvé chez des femmes qui fabriquaient des paniers d'osier, je me suis trouvé chez des gardes-barrière, des cheminots, je me suis trouvé chez des gens d'une simplicité totale. Dans aucune de ces maisons, en France, perdues dans le fond des campagnes, je ne me suis trouvé privé de lecture. Il y avait toujours quelque chose que je pouvais lire, soit au grenier, soit à la cave, soit dans une malle, etc.

 

Mais aujourd'hui, dans les appartements des français moyens ou supérieurs, des cadres comme on dit, et des cadres à l'intérieur desquels on cherche où est le portrait —quelle drôle d'idée d'appeler des chefs des cadres ! Enfin, bon, c'est la mode, n'en parlons plus !— mais si ces cadres à l'intérieur desquels on ne trouve pas de visage, à l'intérieur de l'appartement, pas de livres. Les enfants lisent des bandes dessinées ou regardent la télévision et ça s'arrête là. C'est dommage pour le peuple qui a été l'un des plus cultivés de la Terre d'en être arrivé à ce point-là. Remarquez que moi personnellement je ne suis pas surpris ; j'ai toujours supposé que la civilisation moderne serait beaucoup plus dommageable pour un peuple aussi évolué que le Français, qui savait manger, qui savait aimer, qui savait goûter que pour d'autres peuples qui ne savaient rien parce qu'ils s'adaptent mieux —nous nous adaptons très mal— mais il faudrait de temps en temps y veiller, non ?

 

Extrait d’un entretien radiophonique à Bordeaux-Aquitaine, enregistré au Moulin de Tourtrès, le 17 juillet 1972 à 20 h 15