"Les
deux personnages qui ont vécu le plus intensément l'expérience
romantique sont Novalis et Bettina. Tous deux ont accordé à la poésie
une valeur de réalité absolue. Mais, en obéissant strictement au mot
d'ordre romantique qui était de spiritualiser la matière et de
matérialiser l'esprit, ils n'en ont pas moins choisi de différents
éléments médiateurs.
Novalis,
en niant qu’il y ait en face de l'esprit une réalité distincte de lui et
soustraite à son action, demande à un idéalisme transcendantal, vérité
dernière de l'imagination créatrice, et en lequel se confondent tous les
principes actifs de la Foi, de l'Amour, de la Nuit et de la Mort, le
pouvoir de mener à bien cette réduction du monde à l'unité. Bettina,
soumise à une sorte de réalisme magique, sollicite de la nature ses
visions les plus exaltantes. C'est dans la vie, dans le royaume du jour et
de la multiplicité qu'elle atteint les plus hautes révélations. Novalis
provoque en lui un état de désorganisation qui doit lui permettre de
s'identifier avec tout ce qui est; Bettina s'identifie directement avec la
nature, sans se désintégrer, mais en ajoutant à sa constitution tous les
principes d'une organisation supérieure. "La croyance à la réalité des
éléments est la plus dangereuse des chimères", dira Novalis qui cherche
dans le surnaturel le moyen de développer ses facultés occultes et même
divinatoires. "Je suis comme enfoncée dans tout ce que je regarde",
s'écriera Bettina qui retrouve dans le nature l'attraction d'une commune
origine entre l'être qui perçoit et la chose perçue. «Notre vie n’est pas
encore un rêve mais elle doit toujours plus en devenir un", et la
maladie, la tristesse, l'approche de la mort, provoquent en Novalis un
état de ravissement. "Je rêve debout..." avoue Bettina en expliquant que
son cheval s'est emporté sous elle sans qu'elle s'en aperçoive. Novalis
rêve qu'il rêve, Bettina rêve en étant sûre d'être éveillée. Tous deux
vivent une existence prestigieuse. Novalis, non sans souffrir de crises
d'exaltation et de dépression, dirige son évolution mystique, parvient
enfin à devenir visionnaire. Bettina, douée d'une santé effroyable, qui
lui permet, quand il neige, de passer des nuits entières couchée en
chemise sur un mur, adopte facilement le régime des hommes désincarnés de
Jean Paul, des femmes hantées de CIémens Brentano. Elle n'évoque aucune
forme invisible; seule, la création créée l'enchante. Ce rêve
somnambulique que poursuit péniblement Novalis, ce "sommeil divinatoire"
exalté par Ritter, qui permet à l'homme de retomber dans l'organisme
universel, cette idée d'une révélation continue de I’être par la nature et
inversement, qui les retrouve mieux que Bettina dans cette obéissance
quotidienne aux lois du monde extérieur? Sans effort, elle lit "cette
grande écriture chiffrée", elle refait le chemin "de la pierre, à la
plante et de la plante à l’homme", et, comme Henri d'Ofterdingen qui se
rend pierre, arbre, bélier doré, ainsi, en s'attachant à la plus haute
branche d'un arbre les soirs d'orage, elle devient, vent, tempête, éclair,
embrasement total.
Tous deux
ont la foi, c'est à dire le pouvoir de se représenter comme réelles les
choses invisibles. Et c’est toujours à l'extase qu'ils auront recours pour
retrouver la source commune de toute réalité spirituelle et matérielle.
Novalis y
parviendra dans la contemplation infinie de sa pensée par elle-même. Pour
lui, seule la Nuit sera créatrice d'images manifestées; c'est le royaume
où règne l'éternité ; c'est le plan spirituel opposé à la réalité
terrestre et sensible; c'est l'univers qui engloutit le monde divisé;
c’est le symbole de la vie divine où s'abolit toute existence
individuelle. Seule la Nuit lui apportera cette vision mystique de l'unité
absolue, cette "triple mort de l'âme" dont parle Maître Eckhart, de l’âme
morte à tout désir, à elle-même, à Dieu même puisqu'elle cesse de se
sentir distincte de Lui pour savoir enfin qu'elle EST. Novalis se
penche sur cette lumière "que respire l'univers immense des astres
infatigables baignés dans son azur, que respirent la pierre étincelante,
la plante immobile, l’animal aux formes variées toujours en mouvement, que
respirent les nuages diaprés de l'atmosphère et surtout l'Étranger
magnifique aux yeux pensifs, à la démarche balancée, à la bouche sonore",
mais il revient à la Nuit "As-tu donc, Ô sombre Nuit, toi aussi, un coeur
d'homme..." Et qui y retrouve-t-il ? L'homme.
Bettina se
livre, elle, à une contemplation permanente de la terre. Tout se passe
pour elle dans une réalité déjà créée d’où Ie dualisme a disparu. Elle
devine que ces mondes, l'un corruptible, l'autre éternel, ne sont que les
deux faces d'une même réalité; elle pressent que par l'attraction l'homme
s'est éloigné des sources créatrices de la vie, elle règle sa respiration
sur les pulsations profondes de la nature et retrouve les pouvoirs
magiques qu'assure tout lien réel avec elle. Fidèle au principe féminin,
qui est fécondation de l’élément créé, elle transforme la matière, elle la
rend plus légère, elle la spiritualise. Et elle remplit ainsi la mission
voulue par le poète.
Personne ne
s'est davantage identifiée à la terre. Terre, sans laquelle l'esprit ne
peut se manifester, terre nécessaire à l'évolution infinie de la pensée,
nul n'a su mieux que Bettina en pénétrer les secrets, lire dans le langage
des plantes, et dans le regard angoissé de l'animal, entendre le silence
et l'immobilité du temps, retrouver la chaleur et le tourbillon, et cet
instant, tout près de là mort, qui est celui de la création."
Georgette Camille, "Bettina ou le réalisme
poétique", Cahiers du Sud, 1937
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