NOVALIS ET BETTINA BRENTANO

Georgette Camille

Bettina Brentano

 

 

SOMMAIRE

Thomas Bernhard - Gustave Roud - "Bettina et Novalis" par Georgette Camille - "Novalis? Le chantre de la lumière cachée", par Charles Le Brun - Corinne Bayle : Rouges Roses de l'oubli, par Corinne Bayle - voir aussi Corinne Bayle, Note, juin 2004

 

 

 

 

 

 

 

Retour à Novalis - A propos de Novalis - Bettina Brentano - Documents littéraires

     "Les deux personnages qui ont vécu le plus intensément l'expérience romantique sont Novalis et Bettina. Tous deux ont accordé à la poésie une valeur de réalité absolue. Mais, en obéissant strictement au mot d'ordre romantique qui était de spiritualiser la matière et de matérialiser l'esprit, ils n'en ont pas moins choisi de différents éléments médiateurs.

      Novalis, en niant qu’il y ait en face de l'esprit une réalité distincte de lui et soustraite à son action, demande à un idéalisme transcendantal, vérité dernière de l'imagination créatrice, et en lequel se confondent tous les principes actifs de la Foi, de l'Amour, de la Nuit et de la Mort, le pouvoir de mener à bien cette réduction du monde à l'unité. Bettina, soumise à une sorte de réalisme magique, sollicite de la nature ses visions les plus exaltantes. C'est dans la vie, dans le royaume du jour et de la multiplicité qu'elle atteint les plus hautes révélations. Novalis provoque en lui un état de désorganisation qui doit lui permettre de s'identifier avec tout ce qui est; Bettina s'identifie directement avec la nature, sans se désintégrer, mais en ajoutant à sa constitution tous les principes d'une organisation supérieure. "La croyance à la réalité des éléments est la plus dangereuse des chimères", dira Novalis qui cherche dans le surnaturel le moyen de développer ses facultés occultes et même divinatoires. "Je suis comme enfoncée dans tout ce que je regarde", s'écriera Bettina qui retrouve dans le nature l'attraction d'une commune origine entre l'être qui perçoit et la chose perçue. «Notre vie n’est pas encore un rêve mais elle doit toujours plus en devenir un", et la maladie, la tristesse, l'approche de la mort, provoquent en Novalis un état de ravissement. "Je rêve debout..." avoue Bettina en expliquant que son cheval s'est emporté sous elle sans qu'elle s'en aperçoive. Novalis rêve qu'il rêve, Bettina rêve en étant sûre d'être éveillée. Tous deux vivent une existence prestigieuse. Novalis, non sans souffrir de crises d'exaltation et de dépression, dirige son évolution mystique, parvient enfin à devenir visionnaire. Bettina, douée d'une santé effroyable, qui lui permet, quand il neige, de passer des nuits entières couchée en chemise sur un mur, adopte facilement le régime des hommes désincarnés de Jean Paul, des femmes hantées de CIémens Brentano. Elle n'évoque aucune forme invisible; seule, la création créée l'enchante. Ce rêve somnambulique que poursuit péniblement Novalis, ce "sommeil divinatoire" exalté par Ritter, qui permet à l'homme de retomber dans l'organisme universel, cette idée d'une révélation continue de I’être par la nature et inversement, qui les retrouve mieux que Bettina dans cette obéissance quotidienne aux lois du monde extérieur? Sans effort, elle lit "cette grande écriture chiffrée", elle refait le chemin "de la pierre, à la plante et de la plante à l’homme", et, comme Henri d'Ofterdingen qui se rend pierre, arbre, bélier doré, ainsi, en s'attachant à la plus haute branche d'un arbre les soirs d'orage, elle devient, vent, tempête, éclair, embrasement total.

      Tous deux ont la foi, c'est à dire le pouvoir de se représenter comme réelles les choses invisibles. Et c’est toujours à l'extase qu'ils auront recours pour retrouver la source commune de toute réalité spirituelle et matérielle.

      Novalis y parviendra dans la contemplation infinie de sa pensée par elle-même.  Pour lui, seule la Nuit sera créatrice d'images manifestées; c'est le royaume où règne l'éternité ; c'est le plan spirituel opposé à la réalité terrestre et sensible; c'est l'univers qui engloutit le monde divisé; c’est le symbole de la vie divine où s'abolit toute existence individuelle. Seule la Nuit lui apportera cette vision mystique de l'unité absolue, cette "triple mort de l'âme" dont parle Maître Eckhart, de l’âme morte à tout désir, à elle-même, à Dieu même puisqu'elle cesse de se sentir distincte de Lui pour savoir enfin qu'elle EST.  Novalis se penche sur cette lumière "que respire l'univers immense des astres infatigables baignés dans son azur, que respirent la pierre étincelante, la plante immobile, l’animal aux formes variées toujours en mouvement, que respirent les nuages diaprés de l'atmosphère et surtout l'Étranger magnifique aux yeux pensifs, à la démarche balancée, à la bouche sonore", mais il revient à la Nuit "As-tu donc, Ô sombre Nuit, toi aussi, un coeur d'homme..." Et qui y retrouve-t-il ? L'homme.

      Bettina se livre, elle, à une contemplation permanente de la terre. Tout se passe pour elle dans une réalité déjà créée d’où Ie dualisme a disparu. Elle devine que ces mondes, l'un corruptible, l'autre éternel, ne sont que les deux faces d'une même réalité; elle pressent que par l'attraction l'homme s'est éloigné des sources créatrices de la vie, elle règle sa respiration sur les pulsations profondes de la nature et retrouve les pouvoirs magiques qu'assure tout lien réel avec elle. Fidèle au principe féminin, qui est fécondation de l’élément créé, elle transforme la matière, elle la rend plus légère, elle la spiritualise. Et elle remplit ainsi la mission voulue par le poète.

      Personne ne s'est davantage identifiée à la terre. Terre, sans laquelle l'esprit ne peut se manifester, terre nécessaire à l'évolution infinie de la pensée, nul n'a su mieux que Bettina en pénétrer les secrets, lire dans le langage des plantes, et dans le regard angoissé de l'animal, entendre le silence et l'immobilité du temps, retrouver la chaleur et le tourbillon, et cet instant, tout près de là mort, qui est celui de la création."

      Georgette Camille, "Bettina ou le réalisme poétique", Cahiers du Sud, 1937