MAURICE BESSET

Novalis et la pensée mystique, 1947

"Novalis, a dit un critique allemand, est le seul membre de la première école romantique qui ne parle pas de religion par ambition littéraire, mais sous la contrainte de sa destinée".

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Retour à Novalis - A propos de Novalis 

            Né dans un milieu saturé de foi exaltée, puis arraché à cette atmosphère au début de son adolescence et exposé alors aux influences intellectuelles complexes d'une fin de siècle, Novalis fut bientôt rejeté de la philosophie à la "philosophie de prière" par un événement qui fut le seul de sa courte vie terrestre : la mort de sa fiancée, Sophie von Kühn. Le sens qu'il donna à cette mort nous permet de ne pas ranger son histoire parmi les grand amours romantiques, mais de la tenir pour un fait d'un autre ordre, pour une véritable "expérience mystique", telle qu'en ont vécu dans l'Occident chrétien comme dans l'Orient islamique ou bouddhique toutes les âmes "ravies de Dieu", pour lesquelles la vie mortelle n'a plus de sens en face du mystère infini de l'Au-Delà. En refusant de limiter son amour à sa forme terrestre, Novalis a poussé jusqu'au bout la conversion qu'avaient autrefois ébauchée les Minnesänger et s'est élevé de l'amour de la créature à l'amour du créateur, et, par delà celui-ci, de son mystère même, le Dieu incréé. Dans ce mouvement de retour à l'invisible, Novalis a suivi le même itinéraire qu'ont parcouru tous les mystiques, retrouvé les formes de pensée dont ils avaient soutenu leur marche. mais alors que chez eux l'être spirituel jouissait de cette "indivision" à laquelle Novalis aspirait de toutes ses forces, chez Novalis, du moins au début de son ascension, l'amant et le philosophe se partagent la direction de sa destinée et le "passage au plan supérieur" qui est le but unique de son effort ne se fera que par un dépassement de l'une et l'autre condition dans la réalisation poétique de son être. On dit communément que c'est l'amour de Sophie qui a transformé "Fritz l'inconstant" en Novalis, le poète de la Nuit. Cela est incontestable : mais les choses ne se sont pas passées aussi simplement que le fait croire cette formule un peu brutale. La conversion de Novalis à la poésie n'est pas justifiable des théories de nos romantiques (Musset, etc.) pour lesquels c'est l'amour qui fait le poète. L'abandon des formes de pensées terrestres (science, philosophie) au profit de l'art divin de la poésie a chez lui un autre sens. Elle correspond à cette phase de l'ascension spirituelle dans laquelle le mystique, après avoir reçu la révélation suprême, cherche à exprimer et en même temps à ressaisir dans l'univers du discours ce qu'il a éprouvé en une vison unique.

 

           « On ne peut dire qu'il était un mystique au sens commun du mot, car les mystiques cherchent derrière l'apparence sensible, dont ils se sentent prisonniers un mystère plus profond qui recèle leur liberté et leur véritable être spirituel. Ce lieu secret était pour lui la région lumineuse où il vivait naturellement.  C'est de là qu’il plongeait ses regards dans le monde sensible. »

             Il n’y a pas dans toute la littérature, de meilleure définition de la mystique très particulière de Novalis que ces lignes de Steffens dans son Autobiographie. Elles ne traduisent pas seulement cette impression d'appartenir à un autre monde que l'auteur des « Hymnes à la Nuit » donnait à ceux qui l'approchaient et dont nous retrouvons l'écho dans de multiples témoignages contemporains, telle cette lettre de Frédéric Schlegel datant de peu après la mort de Sophie : « Hardenberg a passé quelques jours chez nous… il a sensiblement changé; son visage même s'est allongé et domine la couche terrestre comme la fiancée de Corinthe.» Steffens va plus loin. Pour lui le passage de Novalis au fameux « point de vue supérieur » ne reste pas simple sujet d'étonnement inquiet. Il en dégage la signification et aperçoit en lui le fondement de la vie intérieure de Novalis.

             Ce texte gagne encore en profondeur si on le rapproche d'un fragment de Novalis lui-même :

          « Toutes nos tendances paraissent n'être rien d'autre que religion appliquée. Le coeur apparaît pour ainsi dire comme l'organe religieux.  Peut-être le produit supérieur du coeur productif n'est-il rien d'autre que le ciel. Quand le cœur, une fois détaché de tous les objets réels particuliers, fait de lui-même un objet idéal, alors naît la Religion. Toutes les tendances particulières s'unissent en une seule dont I’objet miraculeux est un Être supérieur, une Divinité ; c’est pourquoi une authentique crainte de Dieu englobe toute les sensations et les tendances. Ce Dieu naturel nous mange, nous enfante, nous parle, nous étreint, se laisse consommer, engendrer par nous ; bref, il est la matière infinie de activité et de notre souffrance. Si nous faisons de notre bien-aimée un tel Dieu, nous avons là de la religion appliquée. »

             Fragment essentiel, car il nous montre l’orientation de la mystique de Novalis, et l'objet de celle-ci. Novalis nous dit : la religion naît de l'expérience mystique de l'homme par lui-même : « Quand le coeur fait de lui-même un objet idéal, naît la religion. » La voie mystique sera donc la voie intérieure, ce fameux « chemin mystérieux qui va vers l'intérieur » dont nous parle le fragment 16 de « Poussière d'Étamines ».