Né dans un milieu saturé de foi exaltée,
puis arraché à cette atmosphère au début de son adolescence et exposé alors aux
influences intellectuelles complexes d'une fin de siècle, Novalis fut bientôt rejeté de
la philosophie à la "philosophie de prière" par un événement qui fut le seul
de sa courte vie terrestre : la mort de sa fiancée, Sophie von Kühn. Le sens qu'il donna
à cette mort nous permet de ne pas ranger son histoire parmi les grand amours
romantiques, mais de la tenir pour un fait d'un autre ordre, pour une véritable
"expérience mystique", telle qu'en ont vécu dans l'Occident chrétien comme
dans l'Orient islamique ou bouddhique toutes les âmes "ravies de Dieu", pour
lesquelles la vie mortelle n'a plus de sens en face du mystère infini de l'Au-Delà.
En refusant de limiter son amour à sa forme terrestre,
Novalis a poussé jusqu'au bout la conversion qu'avaient
autrefois ébauchée les Minnesänger et s'est élevé de
l'amour de la créature à l'amour du créateur, et, par
delà celui-ci, de son mystère même, le Dieu incréé. Dans
ce mouvement de retour à l'invisible, Novalis a suivi le
même itinéraire qu'ont parcouru tous les mystiques,
retrouvé les formes de pensée dont ils avaient soutenu
leur marche. mais alors que chez eux l'être spirituel
jouissait de cette "indivision" à laquelle Novalis
aspirait de toutes ses forces, chez Novalis, du moins au
début de son ascension, l'amant et le philosophe se
partagent la direction de sa destinée et le "passage au
plan supérieur" qui est le but unique de son effort ne
se fera que par un dépassement de l'une et l'autre
condition dans la réalisation poétique de son être. On
dit communément que c'est l'amour de Sophie qui a
transformé "Fritz l'inconstant" en Novalis, le poète de
la Nuit. Cela est incontestable : mais les choses ne se
sont pas passées aussi simplement que le fait croire
cette formule un peu brutale. La conversion de Novalis à
la poésie n'est pas justifiable des théories de nos
romantiques (Musset, etc.) pour lesquels c'est l'amour
qui fait le poète. L'abandon des formes de pensées
terrestres (science, philosophie) au profit de l'art
divin de la poésie a chez lui un autre sens. Elle
correspond à cette phase de l'ascension spirituelle dans
laquelle le mystique, après avoir reçu la révélation
suprême, cherche à exprimer et en même temps à ressaisir
dans l'univers du discours ce qu'il a éprouvé en une
vison unique.
« On ne peut dire qu'il était un mystique au sens commun
du mot, car les mystiques cherchent derrière l'apparence
sensible, dont ils se sentent prisonniers un mystère
plus profond qui recèle leur liberté et leur véritable
être spirituel. Ce lieu secret était pour lui la région
lumineuse où il vivait naturellement. C'est de là qu’il
plongeait ses regards dans le monde sensible. »
Il n’y
a pas dans toute la littérature, de meilleure définition
de la mystique très particulière de Novalis que ces
lignes de Steffens dans son Autobiographie. Elles ne
traduisent pas seulement cette impression d'appartenir à
un autre monde que l'auteur des « Hymnes à la Nuit »
donnait à ceux qui l'approchaient et dont nous
retrouvons l'écho dans de multiples témoignages
contemporains, telle cette lettre de Frédéric Schlegel
datant de peu après la mort de Sophie : « Hardenberg a
passé quelques jours chez nous… il a sensiblement
changé; son visage même s'est allongé et domine la
couche terrestre comme la fiancée de Corinthe.» Steffens
va plus loin. Pour lui le passage de Novalis au fameux «
point de vue supérieur » ne reste pas simple sujet
d'étonnement inquiet. Il en dégage la signification et
aperçoit en lui le fondement de la vie intérieure de
Novalis.
Ce texte
gagne encore en profondeur si on le rapproche d'un
fragment de Novalis lui-même :
« Toutes nos
tendances paraissent n'être rien d'autre que religion
appliquée. Le coeur apparaît pour ainsi dire
comme l'organe religieux. Peut-être le produit
supérieur du coeur productif n'est-il rien
d'autre que le ciel. Quand le cœur, une
fois détaché de tous les objets réels particuliers, fait
de lui-même un objet idéal, alors naît la Religion.
Toutes les tendances particulières s'unissent en une
seule dont I’objet miraculeux est un Être supérieur, une
Divinité ; c’est pourquoi une authentique crainte de
Dieu englobe toute les sensations et les tendances. Ce
Dieu naturel nous mange, nous enfante, nous parle, nous
étreint, se laisse consommer, engendrer par nous ; bref,
il est la matière infinie de activité et de notre
souffrance. Si nous faisons de notre bien-aimée un tel
Dieu, nous avons là de la religion appliquée. »
Fragment
essentiel, car il nous montre l’orientation de la
mystique de Novalis, et l'objet de celle-ci. Novalis
nous dit : la religion naît de l'expérience mystique de
l'homme par lui-même : « Quand le coeur fait de lui-même
un objet idéal, naît la religion. » La voie mystique
sera donc la voie intérieure, ce fameux « chemin
mystérieux qui va vers l'intérieur » dont nous parle le
fragment 16 de « Poussière d'Étamines ». |