Père Guilio Basetti-Sani 

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Colloque de Cerisy-La-Salle, 11-18 août 1990

Ma première rencontre

Après avoir étudié la vie de Saint Antoine de Padoue, j'ai lu aussi la vie des premiers martyrs franciscains du Maroc. Cette lecture me fit découvrir ma vocation pour le monde musulman. Peu après, j'entrai dans l'ordre des Frères Mineurs et, en juillet 1935, j'étais ordonné prêtre. Durant la même année, en octobre 1935, j'avais déjà pris un premier contact avec la réalité musulmane. Après avoir passé ma première année au Caire, mes supérieurs m'ont envoyé en France, à Paris.

Je suis arrivé à Paris en octobre 1936. Au couvent des Franciscains, situé alors rue Sarrette, je retrouvais le Père Jean-Mohammed Abd el-Jalil, professeur d'arabe à l'Institut Catholique, que j'avais déjà rencontré en mai 1929 à l'Alverne. Ce fut lui-même qui m'envoya chez le professeur Massignon. A l'heure convenue, je me rendis chez lui, rue Monsieur, et lui-même m'ouvrant la porte m'introduisit dans son bureau. J'étais aussi confus qu'étonné. Sa figure diaphane portait encore les traces occasionnées par la mort récente de son fils aîné, Yves (décédé le 29 octobre 1935).

Dès qu'il apprit que j'étais natif de Florence et que j'appartenais à la Province franciscaine de l'Alverne, il eut un bon sourire en me faisant remarquer que Florence était sa ville préférée d'Italie, avec l'Alverne et son Calvaire où Saint François avait reçu le martyr pour les musulmans.

L'Égypte où j'aurais dû rentrer après mes études lui rappelait Damiette, l'endroit où Saint François rencontra l'Islam en s'offrant au Seigneur pour le salut des musulmans. Son étincelante conversation, animée d'une brûlante ferveur pour le Poverello d'Assise, dura plus d'une heure et demie. Il me parla de Muhammad et de son voyage en extase à Jérusalem et au ciel, de la rencontre à Médine de Muhammad avec les chrétiens arabes. Puis il évoqua Saint François avec sa visite à Damiette auprès du Sultan et du grand désir du martyre qu'il reçut après les stigmates sur l'Alverne.

Mais alors, je ne pouvais voir clairement les liens entre tous ces événements : Mekka, Médine, Damiette et l'Alverne, Saint François d'Assise et Muhammad… Ces rapprochements me parurent assez étranges, malgré l'enthousiasme avec lequel Massignon exprimait toutes ses idées.

En conclusion, il me disait, puisque j'étais un franciscain de l'Alverne, destiné à la mission en Égypte, que je devrais méditer et réfléchir sur ces mystérieuses relations entre Muhammad, le Prophète arabe, et mon père Saint François, pour saisir pleinement le sens de ma vocation franciscaine auprès de l'Islam, et ainsi aider mes confrères à redécouvrir la mission toute particulière que Dieu avait confiée à Saint François et à son ordre pour le monde musulman.

Tout ce que Massignon m'avait révélé dans cette première et inoubliable rencontre me parut singulier, je le répète, car ce que je savais de Muhammad et de l'Islam n'avait rien à voir avec Saint François, les stigmates et leurs débouchés spirituels. Nulle part, dans aucun livre, je n'avais jamais décelé une référence concernant les intuitions exprimées par Massignon.

Dès cette providentielle rencontre, j'ai senti comme un message personnel de la part de Dieu, comme une nouvelle lumière me laissant entrevoir la pleine signification de ma vocation de prêtre pour les musulmans.

Cet après-midi de la fin de ce mois d'octobre 1936 fut pour moi un nouveau point de départ ou plutôt une véritable orientation de toute ma future destinée. J'avais l'impression que les yeux de Massignon sondaient mon cœur, semant dans mon âme quelque chose de très important. Après cette première rencontre, il devait continuer à orienter le véritable sens de ma vocation franciscaine pour le monde musulman.

Mes études à Paris

Inscrit à l'Institut catholique, je suivais les cours du Père Jules Lebreton, du Père Yves de Moncheuil pour la théologie, du professeur Delaporte pour l'histoire de l'Ancien Orient, du professeur Malinine pour le copte et du Père Abd el-Jalil pour la langue arabe.

Comme auditeur, j'assistais également aux cours de Massignon à la Sorbonne, à l'École des Hautes Études, où il expliquait avec un art et une verve incomparables, entre autres, les sourates XVIII (les Sept Dormants d'Éphèse) et XIX (de Marie). Je me rendais également au Collège de France. Mais je dois avouer qu'il était très difficile pour moi de le comprendre. Je n'avais pas encore la préparation historique et linguistique requise pour de tels sujets. De plus, son style et son vocabulaire bien à lui augmentaient mes difficultés. Je devinais que cet homme parlait avec une science et une conviction peu communes sur des sujets fort intéressants : le Coran et l'Islam avec tous les liens spirituels gravitant autour. Malgré tout, Massignon me communiquait quelque chose, non pas des bribes de paroles, mais de véritables perles spirituelles. Devant son débit verbal, les yeux fixés sur lui, j'étais fasciné par le choc de sa parole, ses gestes et l'expression de son visage. Je n'arrivais pas à prendre des notes. En l'écoutant avec attention, je m'efforçais de deviner ce qu'il disait et en moi-même j'étais de plus en plus convaincu qu'il fallait à tout prix étudier très sérieusement ce monde musulman.

Durant cette année, j'ai eu d'autres occasions de lui rendre visite rue Monsieur où j'étais toujours accueilli avec une grande charité. Il évoquait souvent cette rencontre entre Saint François et le Sultan d'Égypte comme lors de notre toute première rencontre. Il insistait pour que je fasse comprendre la valeur profonde de la stigmatisation de l'Alverne pour le salut du monde musulman. Ses brûlantes conversations m'introduisaient de plus en plus à la compréhension de ses idées.

L'étude plus directe de l'Islam à Rome

Après un séjour de deux mois en Angleterre, j'arrivais à Rome pour poursuivre mes études à l'Institut Oriental Pontifical. Là, pendant deux années, j'ai étudié l'Islam sous la direction de Mgr. Paul Mulla, d'origine musulman-turc et élève du philosophe Maurice Blondel à Aix-en-Provence.

Dans nos conversations privées, nous parlions souvent de Massignon, évoquant ensemble sa sainteté, sa foi profonde, sa charité chrétienne et son amour pour les musulmans. Un jour, Mgr. Mulla me dit : "Je vous avoue, très confidentiellement, que plusieurs faits me prouvent que Massignon possède le don de pénétrer les cœurs !" Je ne manquais pas alors de lui révéler immédiatement que moi-même j'avais déjà eu cette conviction lors de ma première rencontre avec lui à Paris. Jusqu'alors, je n'avais pas eu le courage de l'avouer aux autres de peur qu'on se moque de moi. Après cette confirmation de Mgr. Mulla, j'en étais de plus en plus certain.

Grâce à l'influence de Mgr. Mulla, à Rome, le problème de l'Islam devenait de plus en plus un problème personnel de ma vocation missionnaire. A mes yeux, l'Islam était un des plus graves et urgents problèmes de notre temps. Mes recherches se fixèrent sur la figure du prophète-fondateur de l'Islam, Muhammad, et sur son message.

Dans ses cours, peut-être trop conventionnels à cette époque, Mgr. Mulla se limitait à nous exposer les différentes opinions des "orientalistes" sur la personne de Muhammad et sur les caractères de sa religion. Il nous présentait les "résultats de la science critique des orientalistes" : Goldziher, Caetani, Père Lammens, Tor Andrée et Michelangelo Guidi. Il parlait aussi du "sufisme"; c'était alors le nom de Louis Massignon qui revenait très souvent avec celui du grand mystique musulman Ibn Mansour al-Hallâj.

Très secret, Mgr. Mulla ne nous livrait jamais ses opinions personnelles, si sur le prophète, ni sur l'Islam. Plus d'une fois, chez lui, j'ai essayé de découvrir sa propre pensée sur ces sujets. Nous étions alors en 1938 au moment de la montée de Hitler. Il considérait l'histoire en cours comme le champ de bataille entre Dieu et Satan, et n'en sera-t-il pas toujours ainsi ?

Il aimait à me rappeler un texte de Saint Grégoire le Grand : "Ministres de Satan : Anne et Caïphas : ministres de Satan : Hérode et Pilate; ministres de Satan : les juifs et les soldats romains qui crucifièrent Jésus…". Il fermait les yeux, baissait la tête et offrait une prière silencieuse, répétant toujours les mêmes notes : Dieu seul est juge des consciences… "Certes, Muhammad fut une des plus grandes figures religieuse de l'humanité; sûrement il a été de bonne foi, mais comme chacun d'entre nous il a pu être un instrument de Dieu ou bien un instrument de Satan… Il m'est impossible de vous en dire davantage…".

Mgr. Mulla n'avait jamais répondu directement à mes questions : "Qui était vraiment Muhammad ? Pourquoi l'existence même de la religion islamique ? A-t-il cru me mettre sur la voie conduisant à une réponse théologique sur la présence de l'Islam, dans l'histoire du Salut ?

En 1939, Père Perbal, O.M.I., professeur à l'Urbaniana de Rome, avait montré à Mgr. Mulla deux articles sur Muhammad : "Mahomet fut-il providentiel ?" et "Mahomet fut-il sincère ?" Le Père Perbal citait amplement l'étude de Massignon, "Les trois prières d'Abraham - Seconde prière : l'Hégire d'Ismaël" (Tours, 1935) avec quelques réserves. Mgr. Mulla considérait les idées exprimées par Massignon "originales et intéressantes", mais il avouait aussi que son exposé était particulièrement ardu, renfermant à son avis, trop de passages étranges et obscurs.

Mon retour en Égypte

A la fin de juillet 1939, je revenais en Égypte, assigné au nouveau séminaire franciscain oriental de Ghiza, près du Caire. Les problèmes de l'Islam restaient présents à mon esprit. J'étais hanté par les expressions de Mgr. Mulla : "Ministre de Satan, Muhammad; Royaume de Dieu, l'Eglise; royaume de Satan, l'Islam…" J'ai pu alors étudier les œuvres du Père Marracci (1612-1700) "Prodromus ad refutationem Alcorani" (1691) et "Refutatio Alcorani" (1698), ouvrages déjà consultés à Rome comme étant des travaux scientifiques extraordinaires; et aussi le livre du Père Philippe Guadagnoli.

Interné civil au camp de concentration durant les années de guerre 1940-1945, j'étudiai fidèlement ces deux grands maîtres de la polémique anti-musulmane la plus féroce et j'appris très bien leurs réponses à mes questions : "Muhammad avait été l'instrument de Satan et le plus grand adversaire de l'œuvre du Christ; l'Islam étant la religion de Satan devenait l'ennemie même de l'Eglise…".

Après ma libération du camp de concentration, je revins en contact quotidien avec les musulmans. Dans les rues, sur les places publique, je voyais souvent les musulmans se prosterner en adoration. Dans leur sincère prière, si souvent répétée, pouvais-je vraiment croire qu'ils adoraient Satan ? Je percevais en moi comme le plus grand manque de charité et de vérité. J'étais bouleversé!

L'Amour donne des yeux nouveaux

En février 1946, je pus rencontrer au Caire, après tant d'années, le professeur Massignon à l'Institut français d'Archéologie Orientale. Comme toujours, il fut très accueillant et très patient. Naïvement, je lui présentais mes feuillets d'étude, lui expliquant mes propres conclusions sur "Muhammad, ministre de Satan, et l'Islamisme une religion diabolique, etc."

Ceux qui ont connu Massignon peuvent deviner sa réaction immédiate devant mes propos. Ses yeux devinrent étincelants à mes "blasphèmes". Et d'un ton indigné : "Non, non !" Puis, après un instant, un sourire de compassion : "Tout le Moyen-Age chrétien, me précisa-t-il, a cru que Muhammad était le pseudo-prophète de Satan et qu'Allâh du Coran ne pouvait être considéré comme le même Dieu d'Abraham et de la Bible."

Il condamna alors l'esprit vraiment belliqueux des apologistes à la Marracci, des hypercritiques à la Caetani, y compris le Père Lammens. Avec passion, il me parla d'Abraham, de sa prière pour son fils Ismaël, d'Agar et de l'hégire de Muhammad. Muhammad avait découvert aux Arabes descendants d'Ismaïl la part de l'héritage "abrahamique" qui leur appartient. A cette occasion, il m'offrit son extraordinaire étude, "Les trois prières d'Abraham" (Tours, 1935) où je pouvais déceler les réponses à mes questions.

Il me pria de méditer sérieusement sur ces mots de Saint Augustin ""Amor dat novos oculos !" "L'Amour donne des yeux nouveaux!" et sur ceux qu'il attribuait à Saint Jean de la Croix "Là où il n'y a pas d'amour, mettez-y de l'amour, et vous trouverez l'amour !"

Il me parla alors de la "Badaliya" et m'invita à participer aux réunions tenues chaque vendredi, après la prière en commun à l'église Sainte Marie de la Paix (Dâr es-Salâm).

Encore une fois il me demanda de bien réfléchir sur la signification spirituelle de la visite de Saint François au Sultan d'Égypte et de ses stigmates en relation avec l'Islam. Il m'exprima tout son chagrin au manque d'intérêt pour les études islamiques de la part de l'ordre franciscain. Il fallait faire quelque chose car il était très urgent que l'Ordre redécouvre sa vocation spéciale pour l'Islam.

J'aurais dû recommencer mon étude du Coran avec "amour", avec conviction que Dieu était aussi passé parmi ces textes vénéré. De cette nouvelle rencontre avec Massignon je revenais complètement changé. Il m'avait, une fois de plus, ouvert les yeux et désigné le chemin à suivre pour accomplir ma vocation franciscaine envers l'Islam.

Le prophète négatif

Chaque année Massignon venait au Caire pour les réunions de l'Académie de langue arabe. Il ne manquait jamais de venir présider à la "Badaliya". Il nourrissait nos âmes et nos cœurs de profondes et magnifiques méditations qui révélaient, non seulement une richesse théologique peu commune, mais aussi une très profonde vie spirituelle. On ressentait son amour pour Dieu et pour tous les hommes.

En janvier 1950, j'allais le visiter à l'Institut français d'Archéologie. J'avais lu son article "Le Signe marial" et je lui demandai des explications de certaines affirmations sur la personne et la mission de Muhammad. Aucun doute sur la sincérité de Muhammad!

On lui avait demandé si Muhammad avait été un authentique prophète. Durant plusieurs siècles les chrétiens ont cru Muhammad un faux prophète. Massignon répondait : "Pour être un prophète "faux", il faut prophétiser positivement à faux. Une prophétie positive est généralement choquante pour l'entendement, étant un renversement prédit des valeurs humaines. Mais Muhammad, qui a cru de façon effrayante à ce renversement total, ne peut être qu'un prophète négatif; il l'est bien, authentiquement."

Je lui ai demandé ce que signifie : "être prophète négatif". Il m'expliqua que l'essentiel du message monothéiste rigoureux de Muhammad a été, devant les juifs, de proclamer que Jésus et sa mère Marie ont été non seulement purs, vierges et saints, mais que ce sont les seuls êtres humains dont la conception a été immaculée, intouchée du Diable. D'autre part, Muhammad a nié les formulations fausses de certaines vérités chrétiennes, en ce sens, il est un prophète négatif.

La découverte d'un texte musulman sur la visite de Saint François en Égypte

Après quarante années de recherches sur les rares témoignages relatifs à la visite de Saint François en Égypte, fin décembre 1951, Massignon découvrit au Caire, d'un auteur arabe du XVème siècle, Ibn al-Zayat, une allusion à Saint François. Le texte affirmait qu'auprès du Sultan Melek el-Kamel se trouvait son directeur spirituel, un vieillard ayant la réputation de sainteté : Fakr el Farisi. Le "senex" dont parla Saint Bonaventure.

Cet après-midi, je rendis visite à Massignon à l'Institut français d'Archéologie, comme je le faisais chaque fois qu'il se rendait au Caire.

En ouvrant la porte de son bureau, il m'embrassa, exprimant sa joie et son émotion, car la première personne à qui il révélait sa découverte était un "fils de Saint François". C'était moi!

Il me confia le texte arabe, me recommandant de ne pas le publier avant son autorisation. Il profita de l'occasion pour me rappeler, une fois de plus, d'inviter mes confrères à s'intéresser davantage au monde musulman…

Massignon a-t-il prophétisé l'exil du ministre Georges Bidault ?

Je me trouvais de passage à Paris aux derniers jours du mois d'août 1953. Je me rendis au domicile de Louis Massignon. Il était furieux, plein d'indignation pour l'"acte sacrilège" de la déposition du Sultan du Maroc, au jour même le plus sacré des musulmans, la fête du Sacrifice, les 19-20 août, et pour la déportation en exil par ordre du "ministre catholique" de l'époque, Georges Bidault.

Durant notre fiévreuse conversation, quelqu'un téléphona, touchant la question de l'exil du Sultan. La vive réaction de Massignon au sujet de la mauvaise action de Bidault était extraordinaire. Il n'avait pas peur d'exprimer toute la vérité et, en ce moment, je songe avec regret combien de paroles tranchantes, comme des lames de feu, nous avons perdues. Si l'on avait pu enregistrer tous ces coups de téléphone, comme ses dialogues intimes d'ailleurs, nous aurions en ce moment une montagne de documentation gravitant autour des principaux problèmes spirituels de notre temps. Quel dommage! C'est pourquoi, je ne saurais trop le conseiller, - que tous ceux et toutes celles ayant plus ou moins approché le "Cheikh admirable", n'hésitent pas à apporter leur témoignage, comme vient de le faire, par exemple, l'Américain Herbert Mason, dans un admirable livre, Massignon, chronique d'une amitié (Paris, D.D.B., 1990)!

Pour en revenir à Georges Bidault, je restai frappé par la solennité avec laquelle Massignon martela ces mots, je crois, prophétiques : "Dites à Monsieur Bidault que peut-être un jour il payera cher cette injustice, éprouvant lui-même ce que signifie vivre en exil!"

Ainsi, un peu plus tard, Georges Bidault fut-il exilé de la France.

La Mubâhala et Fâtima, la fille de Mohammad

Durant une autre visite à Paris, Massignon était en train de travailler sur Fâtima, la fille du prophète Muhammad, et naturellement la conversation s'engagea sur ce sujet. Par cette étude il voulait présenter la figure de "ce type de la Sainte Vierge dans l'Islam" (Mgr. Fulton Sheen) dans son contexte historique contre la caricature que le Père Lammens en avait faite dans son livre, Fâtima et les filles de Mahomet (Rome, 1912).

L'apparition de la Sainte Vierge à Fatima au Portugal, en 1917, avait poussé Massignon à étudier les relations entre Marie et Fâtima. Il m'expliquait l'expression Umm Abiha, "La Mère de son Père". Pendant presque une heure il me rappela tous les noms que les shi'ites ont donné à Fâtima, mettant en relief leur vénération. Fâtima a été dénommée "La Mère de la douleur", comme Marie; elle est appelée aussi "Eau vive", la "perle blanche", la "maîtresse de l'hospitalité", etc.

Il fallait admirer l'enthousiasme de Massignon avec lequel il me débitait toutes ces merveilles!

En plus de Fâtima, il me parla de la Mubâhala, cette extraordinaire ordalie demandée par Muhammad aux chrétiens. Massignon m'offrit le tirage à part de son article sur ledit sujet, me priant de préparer à mon tour quelque chose sur cette demande de Muhammed et l'ordalie demandée par Saint François au Sultan d'Égypte. Encore une fois il m'expliqua cette providentielle relation entre Muhammad et Saint François.

De fait, revenu à Lyon où je me trouvais en ce temps-là, je rédigeai un article intitulé "Pour une compréhension de nos frères musulmans" qui parut dans la Nouvelle Revue de Science missionnaire.

Ainsi, je m'abreuvais encore une fois de nouvelles visions avec de nouveaux sujets de l'histoire du monde musulman, toujours plus convaincu de ma vocation franciscaine.

Colloque méditerranéen de Florence

Le maire de Florence, Giorgio La Pira, avait organisé les 3-6 octobre 1958 une rencontre entre chrétiens, juifs et musulmans. Il avait réussi ce tour de force de réunir quelques représentants de l'État d'Israël, des Algériens du Front de Libération Nationale avec d'autres pays arabes. Le prince du Maroc, Moulay el-Hassan, aujourd'hui roi du Maroc, présidait le colloque. Parmi les invités, avec Massignon, il y avait le Père Daniélou, l'abbé Moubarac et d'autres personnalités.

Au discours d'ouverture, La Pira évoqua les trois grandes composantes de la commune civilisation méditerranéenne : sagesse grecque, droit romain et foi monothéiste au Dieu d'Abraham.

Pour la fête de Saint François d'Assise, le 4 octobre, la Pira avait invité les participants au colloque à assister à la messe célébrée dans la basilique de la Sainte-Croix. Alors, avec une certaine satisfaction, il m'avoua : "Tu vois, je les ai portés tout près de Jésus; et même s'ils ne croient pas en Lui, Lui saura leur donner sa grâce!"

Durant l'après-midi du 6 octobre, pour la clôture du colloque, parlèrent Massignon et le Père Abd el-Jalil; ce dernier, franciscain et musulman converti, demanda aux chrétiens une plus grande compréhension des musulmans, terminant par une invocation à la jeune fille juive, la très pure Vierge Marie, vénérée par les chrétiens et les musulmans.

Le pèlerinage à l'Alverne

Dès 1912, Massignon avait aperçu la profonde signification de l'apparition mystérieuse de Jésus-Christ en la figure d'un Séraphin crucifié, à l'Alverne, pour donner les stigmates à Saint François, en relation avec l'expérience religieuse de Muhammad dans son ascension nocturne et dans l'ordalie demandée mubâlaha par Muhammad aux chrétiens de Najrân.

Pour commémorer le XIIIème centenaire "solaire" de la mort de Muhammad (632-1932), Massignon avait demandé aux Franciscains de l'Alverne de célébrer une neuvaine de saintes messes du 31 mai au 8 juin et, avec des amis "hallagiens" de Paris, il monta à l'Alverne en pèlerinage.

Après la clôture du colloque, le soir même du 6 octobre, Massignon, l'abbé Moubarak, le jésuite De Vries et moi-même, nous partîmes en taxi vers l'Alverne. En cours de route, Massignon me dit d'avoir lu mon Muhammad et Saint François, encore manuscrit, ajoutant : "Vous allez au-delà de moi! Allez-y! Allez-y!"

A l'Alverne, nous avons prié en union spirituelle avec La Pira et toutes les âmes juives, musulmanes et chrétiennes, demandant l'accomplissement de la Volonté de Dieu.

Le lendemain, 7 octobre, à la même heure, nous célébrâmes dans la petite chapelle Saint Bonaventure, et moi dans la chapelle des Stigmates. Ensemble nous priâmes pour la paix entre Israël et Arabes et aussi pour l'ordre franciscain afin qu'ils travaillent d'avantage pour la cause musulmane.

De l'Alverne avec le Père Moubarak et moi, Massignon tint à se recueillir au sanctuaire de Sainte Marguerite, à Cortone, où il cherchait une photo de crucifix ayant parlé à la Sainte. Nous saluâmes encore la sœur de Pier Giorgio Frassati et je reconduisis mon grand ami à Florence. La nuit même, Massignon devait partir pour Paris. C'était la dernière fois que je le voyais.

Sa dernière lettre

Au début du mois d'août 1959, Massignon partit pour la Russie afin de participer au XXVème congrès des Orientalistes. Dans sa dernière lettre qu'il m'envoya de Paris le 26 novembre 1960, il écrivait :

"Cher ami, cher frère,

La névrite dont je souffrais depuis huit mois m'a forcé à aller deux fois en clinique, une fois à Moscou (Clinique de l'Académie des Sciences qui m'a hospitalisé comme étant un de ses membres (16 jours en août) et à Paris (où j'ai été opéré le 4 octobre).

Ma convalescence s'accélère, mais ce n'est qu'aujourd'hui que je puis vous écrire mes vœux fidèles…

Si vous voyez le Rabbin L. Finkelstein, dites-lui mon amitié.

C'est un saint.

Fraternellement,

Louis Massignon."

En juillet 1962, malgré sa santé déficiente, Massignon voulut participer au pèlerinage des Sept Saints Dormants d'Éphèse qu'il avait rétabli à Vieux Marché de Stiffel en Bretagne.

Durant la nuit du 31 octobre 1962, au cœur de la Fête de tous les Saints du Ciel, il offrait sa grande âme au Seigneur Dieu.

Avant de mourir, il avait insisté auprès du frère Louis Gardet et quelques autres de faire connaître davantage parmi les musulmans et les chrétiens la figure exemplaire du martyre mystique Ibn Mansour al-Hallâj.

Ma première rencontre à Paris avec Massignon m'initia à la grande découverte de ma vocation spéciale pour le monde musulman, et ma dernière rencontre avec lui à l'Alverne renouvela de sa part la ferme consigne de me dévouer pour tous les musulmans que, selon les mots mêmes de Saint François, "nous devons aimer beaucoup".