ARMEL GUERNE ET NERVAL

"Je m'exténue à honorer notre temps en lui faisant faire des choses dont il n'est plus capable, comme de rendre Nerval à Nerval."

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Un frère : Nerval

 

 

"On ne vit pas forcément avec le temps qu'on croit, et s'il faut bien se contenter des contemporains qu'on y a, ce ne sont pas forcément ceux-là qui sont les frères dont on a tant besoin"

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

"J'ai, ici, bien sûr, l'original de Nadar, un magnifique cliché photo 23x17 de son portrait, que je ne me lasse pas de scruter"

 

"Né pour la communion, comme tout être véritable, et mort pour s'arracher à la désolation"

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"Je viens de le voir en détail et pour mon réel supplice avec Gérard de Nerval : ce qu'ils appellent critique littéraire, ce qui fait l'érudition de ceux qui se nomment eux-mêmes des Nervaliens, c'est une horrible et minutieuse activité policière, la gestapo historique, l'espionnage méticuleux de toutes les circonstances extérieures qui ont pu laisser quelque part une trace quelconque. Alors la découverte de cette trace, ah! voilà le fin du fin. Mais personne ne pense jamais à celui qui l'a faite, ni au comment fortuit ou providentiel de la chose. Ils ont dressé le catalogue de tous les livres que Nerval avait lus, ou pu lire; retrouvé, à toutes les mystérieuses choses qu'il a écrites, une explication vérifiable à telle page de tel ouvrage; désossé tous les éléments de son délire; considéré comme un produit de lectures ou de souvenirs. Mais où est, dans tout cela, la transparence inouïe de son intelligence? La lumière de sa langue subtile et prompte comme l'esprit? Où est ce coeur écrasé sous la pire angoisse? L'accent prodigieux de cette vie patibulaire?

Ah! merde, tiens! Si c'est à ce prix qu'un poète vivant et présent comme Nerval doit passer d'un quasi-incognito à la célébrité du monde, mieux vaut encore la rue de La Vieille-Lanterne, ce caniveau sordide et puant où il s'est pendu, les pieds au sol et le chapeau sur la tête! En voilà un, en tout cas, qui a vécu l'humilité la plus grandiose."

Armel Guerne, Lettre à Cioran, 23 février 1967

"J'ai ici une édition des Chimères où chaque vers compte quatre à six appels de notes, où chaque sonnet est accablé de plusieurs pages de cuistreries, précisions "historiques", rapports psychanalytiques, explications ésotériques et autres calembredaines. Ah! le malheureux! Plus méconnu encore sous la masse de cette science empilée que par ses contemporains dont la plupart, parmi ceux qui croyaient le connaître, étaient bien trop littéraires pour le comprendre et pour l'aimer comme il l'eût fallu. "

Armel Guerne, lettre à Pérégrine, 18 mars 1967

"Il se peut qu'ici bas, prisonnier dans le temps, personne ne mesure jamais la véritable dimension, ni ne soupçonne la vraie raison de la présence d'un poète au monde, où son pourquoi commence un jour et ne finit jamais plus. On se fait par commodité une idée absurde du génie (qui est, avec la sainteté, la plus formidable incommodité de l'expérience humaine) si l'on croit qu'il n'intervient que pour l'ornement des littératures et l'illustrations des beaux-arts! (...) Et celui de Nerval plus qu'aucun autre, qui prit et qui reçut plus qu'aucun autre sa leçon de ténèbres, la consomma jusqu'au désespoir, éprouva jusqu'au fond du péril la trempe et l'efficacité des armes spirituelles qui font la vertu même et qui sont le génie de la langue française, le verbe d'une chair qui va bientôt mourir et qu'il était grand temps d'interroger comme il l'a fait.

Préface aux Oeuvres de Gérard de Nerval, Club Français du Livre, 1968

Les mains de Gérard

            Les mains sont immobiles ; plus pensives que la pensée, veuves comme peut les laisser, abandonnées, un regard tellement empli de visions qu'il ne descend plus vers elles ; blanches et grandes, on les devine, belles aussi d'une force solide, mais tristes, relâchées dans une sorte de mouvement poignant de mélancolie, de total renoncement sous la puissance ravageuse de l'angoisse ; les genoux les supportent comme des étrangères et elles restent là, vaguement croisées, silencieuses et recueillies, vieilles habituées des prières muettes. Un cigare oublié entre le pouce et l'index, le bout encore humide, que le fumeur distrait aura laissé s'éteindre, semble pourtant dans sa sombre raideur être moins une «chose» que les doigts. On ne sait pas pourquoi, mais il évoque une chambre vide et ce silence particulier des objets, ce mutisme volontaire des choses, maintenant que celui qui les touchait n'est plus là, ne reviendra jamais. Dieu sait pourtant que ce sont les mains de quelqu'un, ces mains posées, qui se reposent, dirait-on avec une patience énorme, avec une confiance immense dans l'univers de l'éternité, comme si elles n'étaient déjà plus les mains de personne, bien que vivantes manifestement et longtemps employées, toujours utilisables. Des mains qui n'ont pas d'expression autre que la bonté ; des mains extraordinairement charitables, qu'on sent faites uniquement pour donner. De rudes mains compatissantes, sur lesquelles ont passé de terribles hivers, peut-être pas expertes mais dévouées comme on devine que le sont les sœurs hospitalières. Quelque chose de sacerdotal y retient la lumière, et la sincérité qui s'en dégage, exempte de toute onction, leur loyauté humaine et leur simple noblesse, les humbles marques de leur pauvreté ne laissent pas de faire songer aux terrestres fonctions du hiérophante d'Éleusis. Ce ne sont pas les mains d'un prêtre ; ce ne sont pas les mains d'un saint ; ce sont les douloureuses mains d'un homme qui est entré dans le mystère en se battant de toutes ses forces, et contre les fantômes et avec les esprits ; quelqu'un qui est allé si loin dans les apprentissages de la solitude, qu'il a pu, quelquefois, connaître les secrets de la plus haute vérité, éprouver l'harmonie absolue et mêler un instant les battements de sa vie temporelle à l'élan infini de l'existence universelle.

Armel  Guerne, Au bout du Temps, Solaire, 1981