Louis Massignon et Henry Corbin

Sommaire

Présentation : Henry Corbin

Aperçus biographiques

Témoignages

Un témoignage personnel

Bibliographie

La figure de l'Imâm 

La Foi de Henry Corbin 

 

 

*

 

Louis Massignon

 

Henry Corbin

 

*

 

Retour à Henry Corbin - Louis Massignon

 

 

Rencontres

Henry Corbin, «étudiant d'arabe égaré chez les linguistes», trouva refuge à la Section des Sciences religieuses de l'École pratique des hautes études où il fut l'élève de Massignon, à partir de 1928.  Il lui succédera d’ailleurs en 1955. De ces cours, Henry Corbin racontera ceci : «Certes, le maître distribuait bien au début de l'année un programme répartissant un thème général sur un certain nombre de leçons. Mais à quoi bon les programmes ! Il arrivait qu'une leçon commençât par quelques-unes de ces intuitions fulgurantes dont le grand mystique Massignon était prodigue. Et puis une parenthèse s'ouvrait, puis une autre, puis une autre... Finalement l'auditeur se retrouvait étourdi et égaré en plein démêlé du maître avec la politique britannique en Palestine...

Mais il ne fallait y voir, et nous n'y voyions tous, qu'un aspect nécessaire de la passion dont brûlait Massignon».

Douze ans plus tard, en 1940, Henry Corbin, alors à Istanbul, pour une mission de six mois qui se prolongera jusqu'à la fin de la guerre, y recevra Louis Massignon, pour sa dernière mission culturelle avant 1945. Il fera le C.R. des conférences que celui-ci donnera à cette occasion, en particulier «Le martyre de Mansour Hallâj comme motif d'inspiration dans l'art», ce qui fera écrire à Louis Massignon : «Une conférence sur Hallâj à Istanbul m'a permis de rendre témoignage et de remercier de façon inespérée plusieurs amis.»

On sait le lien privilégié que Henry Corbin entretint jusqu'à la fin de sa vie avec les participants des sessions d'Eranos.  Il se rendra chaque année à Ascona de 1949 à 1978. Louis Massignon fut lui aussi invité assez régulièrement, dès 1937 et jusqu'en 1955. A deux reprises, ils s'y retrouvèrent (1950 et 1952), partageant l'esprit du lieu, avec Mircea Eliade, Jung ou Gershom Sholem.

En 1954, Henry Corbin publie son Avicenne et le récit visionnaire, dont, quatre ans plus tard, Louis Massignon saluera l'originalité, à travers leur commun attrait pour Nerval, dont l'un et l'autre estimaient qu'il était « plus proche des musulmans que des Spirites» : «C'est l'opinion mûrie d'un maître iranisant, Henry Corbin, qui a rapproché, en termes très élevés, un passage de L'envol de l'oiseau avicennien d'un rêve nervalien (dans Aurélia)». La même année, à l'occasion du Millénaire d'Avicenne, les deux orientalistes eurent à Téhéran, selon le témoignage de Corbin, «quelques entretiens mémorables», qui devaient inspirer à Louis Massignon un de ses articles les plus singuliers : «La notion du vœu et la dévotion musulmane à Fâtima» (1956).

Une dernière «rencontre» fut l'édition du Jasmin des Fidèles d'Amour (Kitâb 'âbhar al-âshiqîn) de Rûzbehân Baqlî Shîrâzî, en 1958, que Henry Corbin adressa à Louis Massignon, lequel le remercia en ces termes : «Merci, de tout cœur, et de l'avoir édité, et commenté, et de me l'avoir envoyé. Votre introduction, très belle, fait résonner dans ma mémoire (qui devient espérance, à mesure que je vieillis) tant de sonorités à longue portée» (24 février 1959).

De ce long commerce intellectuel, de leurs échanges, il revenait à Louis Massignon de dresser ce bilan, qui garde quelque chose d'une relation de maître à disciple, mais qui s'adresse autant au frère dans la foi qu'au camarade de travail, dans l'honneur, en ce sens particulier que lui donnait Louis Massignon :

«De notre rencontre spirituelle ici-bas, cher ami, je voudrais que vous ne vous souveniez que de deux points: que devant la Transcendance du Saint des Saints, qu'il nous faut subir comme le bec de vautour dans le foie de Prométhée il n'y a que l'excès de l'humilité qui nous sauve, en se prosternant dans une défaillance inouïe que nous avons à obtenir de nous-mêmes, en cessant d'estimer notre acte d'adoration suprême.

Et que, devant la misère des autres, qui ne l'adorent pas, nous ayons ce grand arrachement du cœur qui est la vraie Imagination créatrice, ce sharh al-sadr où nous désirons souffrir pour qu'ils soient dans la joie ; parce que c'est à cause d'eux que Dieu nous a créés, pour qu'avec Lui et comme Lui, nous mourions pour eux, parce que c'est cela l'Incarnation sans laquelle la Théophanie ne leur serait pas accordée, ce goût amer du pain de l'exil, cette saveur terrible du Vin du coup de lance, Vin tiré du fond de l'enfer, du fond du néant, mais de sa matérialisation, donc de son anéantissement; non seulement du concept de l'ignorance, nakira, mais de l'anéantissement de toute compréhension, ma'rifa de l'ignorance» (8 juillet 1958).

Le « testament » de Louis Massignon

Le « testament » en question est une lettre de Louis Massignon à Henri Corbin, du 17 septembre 1959 (Massignon est alors âgé de 76 ans), d'où il ressort qu'il confie à son «plus que disciple» une mission posthume. Les termes de cette lettre sont sans équivoque : «C'est vous, au fond qui êtes le plus proche de ma pensée, dont la vocation est la plus proche de la mienne, sub specie aeternitatis, - et lorsque je «partirai», je compte sur vous en premier pour défendre l'amitié sacrée que Dieu m'a inspirée pour Mansûr Hallâj et pour Fâtima Zahrâ, et, à travers eux, pour Salmân et pour Muhammad». Mais, Massignon ajoute : «A cette nuance mienne, que vous avez d'ailleurs mentionnée dans vos œuvres : que je suis pour la Wahdat al-Shuhûd, et que je suis pour la supériorité du «fiat» de Marie, donc de l'humanité rédimée, sur l'acte d'adoration des Anges » (lettre du 17 septembre 1959).

Dans cette même lettre, il demandait à Henry Corbin de l'aider, par sa prière, «à tenir parole» pour l'achèvement de la 21 édition de la «Passion de Hallâj». Ce n'est pas la prière de son «plus que disciple» qui manquera à Louis Massignon, mais plus simplement le temps, la santé physique même. D'ailleurs, pour «contribuer à son effort», Henry Corbin avait entrepris l'édition du Commentaire sur les paradoxes des soufis, de Rûzbehân Baqri Shîrâzi, une œuvre, «dans laquelle se trouve, avec leur commentaire, la clef des œuvres de Hallâj ».

Louis Massignon y réclamait enfin un certain corpus sur Fâtima, cette exceptionnelle figure féminine, si oubliée des orientalistes qui lui préfèrent l'actualité du statut de la femme en Islam et se gardent bien, en cette matière, de se référer à ce que son exemple peut évoquer toujours, après quatorze siècles, dans le cœur des jeunes filles musulmanes de notre temps (et pas seulement en Iran). Quoi qu'il en soit, en 1959, Louis Massignon écrivait à Henry Corbin : «Voilà cinq ans que j'y pense, et je crois que si pouviez, malgré tous vos projets antérieurs, prendre en mains ce "Corpus", j'en bénirais Dieu ; car, ce peut être un puissant moyen d'unification entre Shî'isme et Sunnisme, Islam et Chrétienté». Ce désir ne sera jamais réalisé, et c'est à un de ses derniers disciples, un Iranien, Ali Shariati, mort tragiquement en 1977, qu'il reviendra d'y accéder, finalement, sous la forme de son Fatima is Fatima, Tehran, 1980 (qui attend toujours d'être traduit en français).

A ce «testament», Henry Corbin a répondu, de plusieurs manières, en provoquant une séance solennelle d'hommage, à Téhéran, le 4 décembre 1962, puis avec un article nécrologique qui paraîtra dans l'Annuaire 1963-64 de la Section des Sciences religieuses de l'École pratique des hautes études et que l'on peut compter parmi les plus importants hommages rendus à la mémoire de Louis Massignon (avec ceux de Henri Laoust et de Gabriel Bounoure), et, enfin, dans son «Post-Scriptum biographique à un Entretien», de 1978 : «On n'échappait pas à son influence. Son âme de feu, sa pénétration intrépide dans les arcanes de la vie mystique en Islam, où nul n'avait encore pénétré de cette façon, la noblesse de ses indignations devant les lâchetés de ce monde, tout cela marquait inévitablement de son empreinte l'esprit de ses jeunes auditeurs.»

Ce qui n'empêcha pas Henry Corbin de mettre en évidence, lorsqu'il le jugeait nécessaire, les divergences, les «nuances d'opinion», selon son expression, qui le distinguaient de son « maître », avec d'ailleurs toujours infiniment de tact.

Louis Massignon dans le miroir de Henry Corbin

Parmi ces divergences, il y a les rapports complexes que Louis Massignon entretenait avec l'Islam iranien et qui ne pouvaient manquer de surprendre quelqu'un d'aussi averti que Henry Corbin des réalités spirituelles de l'Iran ancien et moderne : «J'ai connu certains jours un Massignon «ultra-shî'ite», et je lui ai dû beaucoup sur ce point (... ). Mais à d'autres jours, je le trouvais vitupérant le shî'isme et les shî'ites, dont les grands textes lui étaient d'ailleurs restés étrangers. Je prenais leur défense, en lui opposant que leur conception de l'Imamat n'était nullement charnelle, mais que le lien de famille terrestre entre les Imâms n'était que l'image de leur lien plérômatique éternel.  Massignon s'étonnait alors de «mon» ultra-shî'isme».

Dans le même ordre d'idées, le manque d'intérêt de Massignon pour le soufisme tardif et surtout ses préventions à l'égard de Muhyî-d-Dîn Ibn 'Arabî furent un autre motif de surprise pour Henry Corbin («Il y a parfois dans l’œuvre scientifique de Massignon, des affirmations qui étonnent, des thèses auxquelles on ne peut se rallier, voire des jugements dont la partialité est tout près de nous scandaliser». Il est vrai que Louis Massignon s'est toujours montré particulièrement sévère à l'égard du Sheikh al-Akbar: «Le pauvre Ibn 'Arabî est un Prométhée sans vautour», «Il est entendu que Jésus a accepté d'être transporté par un de ces "Anges", docilement, lors de sa tentation, au Mont de la Quarantaine. Mais je voudrais être sûr qu'Ibn 'Arabî n'a pas succombé au "piège de cristal" des jugements a priori de ce Prince des Théologiens sans amour» (8 juillet 1958).  Pour Henry Corbin, il s'agit de rien de moins que de «mystérieuses défaillances» de la «méthode» d'interprétation – ce «comprendre» - que Massignon avait mis en oeuvre pour Hallâj. Il voyait l’origine de ces défaillances «dans le secret d'options "préexistentielles" (ces fameuses "clauses intimes"). Ce qui est assurément vrai, même si, sur ce point, Seyyed Hossein Nasr se montre plus réservé : «On a souvent dit que Massignon ne s'intéressait qu'au soufisme des débuts de l'Islam et qu’il n'accordait aucune importance à des figures comme Ibn 'Arabî, Abd ai-Karîm al-Jîlî, Mahmûd Shabestari et d'autres soufis plus tardifs de l’école de wahdat al-wujûd, «l'unité transcendante de l'Être». Étant moi-même un adepte de cette école, et étant très proche de cette interprétation du soufisme, je crois que Massignon avait tous les droits de ne pas s'intéresser à celle-ci».

            Parmi les «nuances d'opinion», on retiendra plus particulièrement celle-ci qu'évoquait Henry Corbin, dans une lettre à Joseph Baruzi : «Je crois que le soufisme est un phénomène beaucoup plus large que l'Islam (c'est ma "nuance" d'opinion avec notre cher Massignon (...). L’islam ne peut même pas l'encadrer, et toute l'origine du drame - et des martyres - est là» (27 décembre 1939).  On comprend que Louis Massignon ait parfois recommandé à Henry Corbin de ne pas trop «mazdéaniser» !

Enfin, même s'il s'agit d'une anecdote, Henry Corbin critiquait en Louis Massignon sa «méthode de l'hélicoptère» qui consistait, après «un rapide survol de l'ensemble», à «atterrir» sur un manuscrit, à en faire «une rapide étude de reconnaissance», puis à «reprendre son envol pour aller ailleurs». Naturellement, «il en résultait parfois certaines interprétations erronées», comme le fera remarquer Seyyed Hossein Nasr. Faut-il ajouter qu'il en allait de même pour de nombreux textes non arabes (Léon Bloy, Anne-Catherine Emmerich, etc.). En revanche, cette méthode singulière permettait à Louis Massignon de couvrir quantité de documents dont il retenait ce qui pouvait servir à confirmer une de ses multiples intuitions spirituelles.  Un peu comme Henry Corbin eut tendance, parfois, à gauchir le sens de certaines traductions («La foi vient du Yémen; la théosophie (?) est yéménite »), et à interpréter de manière très personnelle certains événements, pour appuyer un de ses développements philosophiques. On pense à l'idylle mecquoise de Rûzbehân Baqlî que Henry Corbin commente longuement (et magnifiquement) et dont Louis Massignon mettait en doute la réalité même! Il est vrai que son génie «intuitif» fut au moins égal à celui de Louis Massignon.